L’art de peindre l’ivresse

Qu’il soit sujet ou force libératrice de création, l’alcool a toujours été intimement lié à la vie artistique. Synonyme de plaisir ou au contraire de mauvaise vie lorsqu’il est consommé avec excès, le traitement de la boisson en peinture a suivi l’évolution des mœurs au fil des siècles et détient une place de choix en histoire de l’art. Petit tour d’horizon de ces représentations.

L’alcool, plaisir de la chair

Le Caravage, Bacchus, 1593-1602 Galerie des Offices, Florence
Le Caravage, Bacchus, 1593-1602 Galerie des Offices, Florence

Dès l’antiquité, les artistes associent la consommation d’alcool aux rites et aux banquets. Ils illustrent alors la vigne, le vin et ses débordements dans une sorte d’allégresse. Les thèmes les limitent logiquement à la mythologie, prêtant à la fête les traits de Dionysos en Grèce, ou encore de Bacchus à Rome. Au fil des époques jusqu’au classicisme, les grands maîtres comme Poussin ou Le Caravage, préfèrent peindre les symboles de la vigne ou de son travail : feuilles, grappes et verres de vin sont les seules références artistiques. 

Et suite à la Contre-Réforme de l’Eglise Catholique au 16ème siècle, l’alcool n’apparaît plus que dans les représentations bibliques. Mais peu à peu, les artistes se détachent du sacré avec la peinture de genre : le héros devient anonyme, les scènes sont anecdotiques. Dans cette peinture où tout est sous-entendu, les buveurs sont légions et l’ivresse fait peu à peu son apparition. Les peintres hollandais nous font pénétrer dans l’intimité des personnages pour contempler leurs modes de vie et les effets de l’intempérance ; c’est le péché de la chair qui est ainsi condamné.

La buveuse, Peter de Hooch, 1658, Musée du Louvre, Paris
La buveuse, Peter de Hooch, 1658, Musée du Louvre, Paris
Francisco de Goya, Les Vendanges, 1786
Francisco de Goya, Les Vendanges, 1786, Huile sur toile, 190 × 275 cm, Musée du Prado

Au 18ème siècle, plus aucun jugement, la notion de plaisir est introduite par les Romantiques. Les tableaux aux sujets « légers » sont bien souvent des commandes royales et illustrent les repas ou encore le cycle de la vigne, à l’instar des œuvres de Goya qui réalise Les Vendanges pour les Princes des Asturies.

L’absinthe, boisson des artistes

Un changement de paradigme industriel, urbain et artistique apparaît dans la société du 19ème. Les impressionnistes peignent sans détour leur époque et le quotidien parisien. Le café, en particulier le «  Guerbois », véritable institution si chère à Manet, Degas et Toulouse Lautrec, devient le lieu de prédilection pour échanger et se retrouver. C’est une peinture d’humeur et de mœurs qui se profile alors. L’absinthe, porte d’entrée vers un paradis artificiel, fait son apparition pour nourrir l’imaginaire des artistes. Des dessins humoristiques de Poulbot à la littérature de Zola, en passant par l’imagerie d’Épinal ou encore les affiches publicitaires d’Alphonse Mucha, la fée verte devient omniprésente. Les chefs de files impressionnistes posent un nouveau regard sur l’alcool et montrent la banalisation de la consommation en dénonçant le mal du siècle qui touche toutes les classes sociales. Le réalisme du tableau de Degas L’absinthe fit d’ailleurs scandale. Pour l’anecdote, le portrait terne et mélancolique de deux buveurs (une comédienne et un peintre) était si peu flatteur, que Degas a dû annoncer publiquement que ces derniers n’étaient pas alcooliques.

Edgar Degas, Dans un café, dit aussi L'absinthe, 1875-1876
Edgar Degas, Dans un café, dit aussi L’absinthe, 1875-1876, Huile sur toile, 92 x 68,5cm. © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Au-delà du thème que la boisson verte inspire, les toiles sont l’expression de l’expérience des peintres eux-mêmes. Le sujet est largement vécu et exploité par Edvard Munch qui signe sa « confession » dans son œuvre initialement éponyme, « Les Buveurs d’Absinthe ».

Pablo Picasso, La buveuse d'absinthe, 1901
Pablo Picasso, La buveuse d’absinthe, 1901, huile sur carton, musée d’Orsay, Paris, France, ©Succession Picasso, 2016

Les modernes aussi ont fait à ce célèbre breuvage une place particulière dans leurs natures mortes déstructurées. Braque s’intéressa aux contenants plus qu’au contenu en reprenant les étiquettes de spiritueux ; Picasso, après sa série de buveurs d’absinthe, s’essaya à la sculpture avec la combinaison emblématique verre, cuillère et sucre, image du rituel des poètes mauditsL’importance de la consommation d’absinthe, relayée d’autant plus par la création artistique, inquiéta les pouvoirs publics et amena à son interdiction en 1915.

Au 20ème siècle, Man Ray, Cartier Bresson, Depardon prolongent l’œuvre des réalistes par leurs instantanés de vie et les images de café qu’ils photographient. Aujourd’hui, de plus en plus de domaines viticoles deviennent des lieux d’expositions privilégiés pour les œuvres contemporaines. Des installationnistes travaillent la matière et recyclent des bouteilles de vin en formant des murs de verres comme le New Yorkais Jean Shin.

Jean Shin, Glasscape,Installation de bouteilles, 2005
Jean Shin, Glasscape,Installation de bouteilles, 2005

Moins anodines qu’il n’y paraît, on s’aperçoit très vite que les références à l’alcool sont une source d’inspiration inépuisable. La vie artistique a souvent été le reflet de la relation entre alcool et société, véritable baromètre de sa consommation au fil des siècles, notamment au 19ème. Aujourd’hui le rapport à la boisson dans l’expression artistique est complètement repensé, influencé par les lois (loi Evin) qui viennent moraliser l’espace public.

Mathilde Saunier

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