l y a des tendances de société qui ne peuvent pas passer inaperçues, tant elles sont visibles sur Twitter, Facebook ou Instagram. L’une de celles qui interpellent depuis plusieurs années est le foodporn que vous avez pu lire sous la forme d’un hashtag, voire dans des Tumblr de foodies (gourmets). Cet idiome, contractant food (nourriture) et pornographie, est utilisé comme légende à une photographie alléchante qui devrait susciter en vous, l’orgasme culinaire.
Origine de « foodporn » :
L’une des plus lointaines références que nous avons de cette expression remonte à 1977, sous la forme de « Gastroporn ». Apparu dans le NY Review of books, ce mot qualifiait déjà des photographies de plats, dans ce cas, celles d’un livre de Paul Bocuse. Plus tard, Rosalind Coward(1) expliquait dans Femal Desires (1984), que ces expressions renfermaient la volonté de cuisiner puis de dresser joliment une assiette afin de mettre en valeur les mets. L’effet escompté devait être le « Wow » de plaisir, puisque le cliché faisait naître chez le regardeur, le besoin de consommer. Les procédés techniques du foodporn sont donc les mêmes que ceux qu’utilisent les publicitaires et l’industrie alimentaire.
Aujourd’hui, si l’expression est tant en vogue c’est parce qu’elle révèle aussi ce désir de monstration dans lequel nous continuons de nous enfermer, d’où cette volonté de faire des selfies. Entre partage d’instants de vie et rendre publique sa vie privée, la frontière reste friable. Aussi, le #foodporn s’installe en partie dans ces journaux intimes partagés, montrant à qui voudra bien regarder (et même à celui qui s’en fichait), des assiettes pleines de denrées parfois dégoulinantes de gras et d’autres fois healthy (saines).
La nourriture fait l’objet d’une mise en scène sexy pour donner envie de manger, d’où cet aspect pornographique. Dans cette même lignée, le Meokbang ou social eating, phénomène encore plus extrême tout droit venu de Corée du sud, consiste à regarder des gens s’empiffrer, sous nos yeux ébahis de voyeur, jusqu’à l’implosion.
Ainsi, le rapport qu’entretient l’homme avec la nourriture semble ambigu. Entre nécessité et outrance, coutume et rejet, il est toujours évolutif. D’un point de vue de l’histoire de l’art, l’enjeu pour les artistes était d’arriver à représenter nos manières culinaires ; la nourriture étant intrinsèquement liée à l’humain, ils ne pouvaient pas passer à côté de ce sujet.
Sans plus attendre, voyons voir comment les artistes ont réussi, grâce à des procédés techniques classiques et innovants, à parler de la nourriture !
La nourriture au banquet, focus sur l’ambiance :
Avant d’interroger les artistes contemporains, faisons un bref retour sur l’une des manières les plus évidentes de montrer de la nourriture : les repas partagés et les banquets. Dans ces types de représentations, l’artiste met l’accent sur la convivialité et la jovialité de la situation.

Á Venise, au XVIe siècle, le banquet était un véritable spectacle. La disposition en U de la table, permettait d’installer au centre les bouffons et les musiciens, afin que les convives puissent profiter du divertissement. Comme le titre du tableau l’indique, on fête des noces et pas n’importe lesquelles : les mariés sont de la haute société puisque tous sont vêtus d’étoffes précieuses et que la nourriture abonde de toutes parts. D’ailleurs, des écuyers tranchants, reconnaissables à leur bâton rouge, surveillent la découpe de la viande si précieuse.
Quant aux époux, il se situent en bout de table, à gauche, ce qui est étrange étant donné qu’ils sont les acteurs principaux de ce tableau. Notre regard n’est pas, non plus, orienté vers eux. Tout semble être construit afin que nous nous arrêtions au centre du tableau : un homme est en train d’accomplir un rituel bien connu, le changement de l’eau en vin. Mais parce qu’il faut être sûr de ce miracle, un échanson, à droite qui surveillait le service du vin, constate le prodige. Ainsi, cette figure centrale n’est autre que celle du Christ, seul homme capable de faire cela (ce tableau fut commandé par un monastère vénitien. Imaginez le contraste entre les bénédictins soupant en silence et le faste de ce tableau !). Ainsi, en dehors du banquet qui nous intéresse, il faut voir cette peinture comme une actualisation de l’Évangile selon Véronèse.
L’enjeu d’une telle représentation est de montrer une scène de vie banale et pourtant, extraordinaire. La fonction de la table devient elle-même un symbole : c’est l’espace du repas partagé.

Mais, dans d’autres cas, elle peut être aussi un autel de sacrifice ou recevoir un repas divin, comme dans la très fameuse Cène, histoire biblique relatant le dernier repas partagé entre Jésus et ses apôtres, révélant aussi la trahison.
La première représentation de nourriture est donc festive. Nous pourrions même envisager le repas comme étant l’outil qui met en place la fête. Et s’il en fallait des preuves, les bacchanales en sont sans doute de bonnes : débauche de premier ordre, elles montrent l’enivrement et les plaisirs de la vie.

Le banquet aujourd’hui :
Évoluant avec son temps, les artistes donnèrent au banquet de bien différents aspects. Toujours aussi festoyant pour Daniel Spoerri (artiste suisse faisant parti, entre autre, du groupement Nouveaux Réalistes), il en décomposa les temps forts qui consistent aux préparatifs, à sa consommation et aux restes du repas.

Ce tableau s’inscrit dans une nouvelle mouvance, que Spoerri lui-même a qualifiée de « Eat Art ». D’un point de vue purement artistique, il s’agissait de renverser les moyens traditionnels de créer. Ainsi, en 1963, il inaugura à Düsseldorf, un restaurant galerie dans lequel il encadrait des vestiges de repas, qu’il nommait « Topographies anecdotées du hasard », sorte d’archéologie desdits repas. Dans ses Tableaux-pièges l’artiste voyait des aspects culturels évidents tels que la gastronomie, les comportements mais aussi les rituels initiatiques et le cannibalisme. C’était l’histoire culinaire qui s’y jouait !
Précisons que pour réaliser ses tableaux, Spoerri conviait ses amis à partager un repas, pour en figer les instants du festin. En dehors de l’aspect impressionnant du tableau (ce sont tout de même des assiettes, des couverts, des verres, des bouteilles, des restes, des tissus des banquets passés, que l’artiste enfermait et plaçait à la vertical sur des murs), plusieurs aspects nous intéressent. Le premier est la démystification de l’artiste : n’étant plus le maestro de son œuvre, le hasard et les convives devenaient les grands acteurs de ces tableaux. Le second est nos habitudes culinaires : les nombreuses assiettes, les multiples couverts, les serviettes de tissus, les sauces tachantes, le vin, le café, le pain, sont autant d’éléments qui racontent comment on se comporte à table. Le Tableau-piège montre l’articulation logique et le déroulement commun d’un repas en France. Et ce qu’il en reste à donner aux spectateurs, est un vestige et des souvenirs d’ambiance que l’on devine seulement.
Les représentations de repas semblent aussi tenir un discours sur le faste et la grandiloquence qui se jouent lors des festins. On y décèlerait quelque chose de La Grande Bouffe de Marco Ferreri, film dans lequel les acteurs ne font que manger, jouir et profiter de la vie. L’auteur y décrit les dérives et les excès d’une classe sociale avare et opulente.
Cette idée liée au grand gaspillage, nous pourrions la retrouver dans 99 cents D’Andréa Gursky (1955, photographe allemand et professeur à l’académie publique des beaux-arts de Düsseldorf) et Food Scape d’Erró (1932, artiste du mouvement de la Figuration narrative).
Le déclencheur a été cette société de consommation débordante, sous toutes ses formes. Le monde était en train de s’accélérer, nous vivions tous à cent à l’heure. Nous sortions sans cesse, nous découvrions toutes sortes de nouveaux gadgets, nous changions souvent de voiture et même de compagne. Les États-Unis représentaient alors l’archétype de cette société.
Erró
Ces deux tableaux illustrent l’horror vacui : l’espace est saturé, pas un seul centimètre n’est vide. L’œil est sollicité sans qu’aucun repos ne lui soit accordé. Par ce procédé, les artistes font entrer dans la toile la société de consommation et la culture de masse, montrées à leurs paroxysmes. Pourtant l’accumulation est complètement annulée car pour l’œil, les objets sont autant de motifs indistincts, uniformes, perdus dans une même couleur criarde orangée.
Que ce soit les imageries du commerce chez Gursky ou celles plus sophistiquées de la pâtisserie chez Erro, l’effet produit sur le spectateur n’est pas le même que celui du #foodporn ou les publicités alimentaires ! Ici, ce sont bien nos nouvelles manières de consommer que montrent les artistes, comme le suggère la sculpture Supermarket Lady ou Woman with a Shopping Cart.

L’orgie culinaire :
Jusqu’à présent nous avons vu des images de nourriture qui reflétaient nos coutumes de conception d’un repas. Si certaines nouvelles tendances sont à la « consommation de masse », il y a un aspect que nous n’avons pas encore vu et qu’il faut évoquer : l’érotisation de la nourriture. La liberté sexuelle des années 1960 a permis d’interroger le corps sous de nouvelles égides(2). En effet, l’industrie et le marketing du sexe amenèrent une ère érotique moderne, dont des artistes comme Oppenheim Meret (écrivain, peintre et plasticienne surréaliste), s’en sont emparés.

Dans Das frühlingsfest (le festin cannibale), elle assimile l’amour au festin. Mais les aliments qu’elle propose ne sont pas conventionnels : nous avons affaire à du cannibalisme ! En effet, lors de la présentation de l’œuvre, le repas fut servi sur le corps nu d’une mannequin. Par ce geste fort, l’artiste montre, non sans un humour provocateur, la manière dont elle perçoit les rapports humains et plus particulièrement, ceux amoureux : c’est une sorte de consumérisme. Le corps se présente comme une offrande, à la fois alléchante et révélatrice de la manière dont est considérée la femme. C’est de la chère, de la bonne chère que l’on peut manger.
Cependant, cette manière de servir un buffet sur le corps nu d’une personne, remonterait à d’anciennes coutumes japonaises, bien qu’on en retrouve des traces dans plusieurs pays. Du nom de Nyotaimori, la pratique se déroulait dans des maisons de Geishas. Contrairement à l’artiste qui ne s’en est probablement pas inspirée, des restaurants l’ont fait, de nos jours, posant de nombreux problèmes éthiques.
Ce rapport entre corps comme objet consommable et l’art, on le retrouve dans Hot Dog de McCarthy et Flying rats de Kader Attia, mais de manière beaucoup plus violente.

Ce premier travail consiste en une performance menée dans le sous-sol de l’atelier de l’artiste à Los Angeles. Pour l’occasion, McCarthy avait invité des amis. Une fois que tous furent installés, il se déshabilla, méthodiquement et rasa pratiquement chaque partie de son corps. Pendant ses préparatifs, l’artiste ne prêta aucune attention à son auditoire, qui pourtant, se sentait fort gêné. Et la suite n’a rien arrangé ! Barbara Smith, invitée et elle-même artiste, décrira la scène : McCarthy plaça son pénis dans un pain à hot dog, qu’il aplatit ; il badigeonna ses fesses de moutarde et remplit sa bouche de ketchup et de hot dog, jusqu’à qu’il ne reste plus aucune place.
C’était absurde, masochiste et insoutenable. Mais par là, l’artiste voulait questionner nos manières de consommer de la nourriture, après avoir, lui-même, constaté que nous en étions emplis, comme par exemple, l’utilisation de couverts chez l’adulte et pas chez l’enfant. Dans ses travaux, McCarthy touche à des tabous liés à la nourriture, ce pourquoi nous sommes si révulsés, d’autant que les aliments qu’il utilise, ketchup, mayonnaise, moutarde, hot dog, sont des symboles de la base alimentaire américaine. Comme les Cambell’s Soup de Warhol, McCarthy dénonce la production de masse et le consumérisme dans lesquels l’homme s’est enfermé (les questions de nutrition commençaient seulement à être posées dans la société et les congrès politiques).
Pour Flying rats, Attia a mis en scène 45 poupées en mousse, représentant des enfants, remplies de graines pour oiseaux, qui se font manger par 150 pigeons réels. Enfermés dans une volière ressemblant à une cour de récréation, l’espace devenait une scène de bataille violente. Ainsi, de l’instant où l’artiste installa son travail, à la fin, Flying rats était toujours en progrès (work in progress). Pour Attia, cette volière était une métaphore de la décrépitude de notre société car l’homme construit des choses qu’il ne maîtrise pas ou plus.
Le rapport entre le corps et la nourriture n’est pas aberrant, bien que violent. Comme le dit Jean-Philippe Pierron(3) « gastro-nomie [est une manière] d’articuler le gaster et le nomos, les appels du ventre et les lois culinaires. En effet, tantôt le repas oscille vers le ventre pour ne remplir que les estomacs, tantôt il nourrit de véritables communions. Que se passe-il à table, en plus des plats, si ce n’est une certaine manière d’y être homme ? » Alors certes, Attia et McCarthy ne représentent pas des repas classiques, néanmoins leurs travaux montrent bien ce qui fait homme : le corps charnel ou juste viande, et l’humain qui s’empêtre dans ses propres concepts. Ce ne sont que des métaphores : l’homme est mangé par ce qu’il conçoit.
otre rapport à la nourriture a sans cesse évolué et évoluera bien encore certainement. Tantôt une fête, tantôt solennel, le repas est parfois lent et d’autres fois soumis au rythme effréné de nos quotidiens. Changeant au gré de nos progrès, lui aussi a dû se rationaliser afin de prendre le moins de temps possible dans notre planning, ce que nous montrent sans doute Erró et Gursky. Tout en lui a été standardisé. Plus qu’un unique discours autour de la nourriture, les artistes nous posent et nous montrent les problèmes d’une consommation massive et dégoûtante. Il ne s’agit plus de prendre de plaisir mais d’absorber, d’avaler. Filant cette métaphore des matières que l’on ingurgite sans réfléchir, Attia montre l’état dans lequel nous nous sommes enfermés.

Pour finir, il faudrait rappeler que la nourriture est, depuis longtemps, un sujet tout à fait autonome pour les artistes. Les natures mortes nous montrent souvent des pommes, du vin mais aussi de la viande ou du fromage.
(1)Professeure à Roehampton University, journaliste pour The Guardian, The Observer et Marxism Today. Directrice de Greenpeace UK.
(2)Lire la trilogie de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault : t.I, La Volonté de savoir (1976), t.II, L’Usage des plaisirs, t.III, Le Souci de soi (1984).
(3)Philosophe, auteur de On ne choisit pas ses parents. Comment penser la filiation et l’adoption ?, Seuil, 2003. Lire « Repas », Études 7/2005 (Tome 403) , p. 89-101.
Alicia Martins
[…] est alors devenu une pratique artistique à part entière, comme beaucoup d’autres éléments du quotidien et du […]
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[…] il rassemble tout ce qui traîne et montre les résidus de la société capitaliste. Tout comme Spoerri qui faisait de ses Tableaux-pièges des objets anthropologiques, les déchets d’Arman deviennent une sorte de relique. En ce sens, il s’agit bien de […]
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Merci à vous!
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c’est très riche et danse comme articles merci
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