Décembre 2019. Dès son apparition, une banane jaune scotchée au mur avec du ruban adhésif argenté suscite l’emballement des réseaux sociaux et de la presse au regard de son prix affiché à 120.000 dollars. Intitulée Comedian (édition de trois exemplaires), l’œuvre signée Maurizio Cattelan est acquise par deux fois dès la première journée de la foire du marché de l’art international Art Basel Miami sur le stand de la galerie française Perrotin. La polémique enfle après qu’un artiste performer, David Datuna, ait détaché puis mangé le fruit certifié « œuvre d’art ».
Un geste anodin, du moins en apparence, mais suffisant pour ébranler la sphère artistique internationale dans ses certitudes et relancer un questionnement fondamental : Qu’est-ce que l’Art ? Qu’est-ce qui fait l’Art de nos jours ? A moins que, comme le titrait The New York Post en couverture, « Art world gone mad » le monde de l’Art devient-il fou ?
Des interrogations qui nous poussent à nous demander ce que cette banane pouvait avoir de si spécial.
Or, cet événement nous apprend qu’aucune plainte n’a été déposée en raison du fait que le fruit, périssable, devait être changé régulièrement pour les besoins de l’installation.
Par conséquent, une attention particulière fut accordée au moyen utilisé par l’artiste italien pour fixer son « œuvre » au mur permettant ainsi au monde entier de redécouvrir le potentiel artistique du… scotch.
Scotch + Art = Tape Art
Généralement utilisé pour sa capacité de fixation, le scotch ou ruban adhésif est un matériau intéressant pour sa malléabilité, sa transparence ou son opacité. D’abord lié à l’histoire américaine, cet outil est initialement créé pour isoler les caisses d’armes lors du débarquement tandis que sa version argentée est développée lors de l’explosion de la construction dans l’après-guerre, notamment pour rafistoler les conduits de chaufferie défectueux. Il trouve son heure de gloire lors de la mission Appollo 13 servant alors à réparer des filtres de carbone dioxide dans l’espace ainsi que pour l’isolation d’un véhicule sur la lune lors de la mission Appollo 17. Des qualités qui ne tardèrent pas à attirer les artistes du monde entier.
En 1989, le Tape Art dit « l’art du ruban », fait son apparition dans les rues américaines, les premières œuvres étant apparues à Providence, aux Etats-Unis sous la forme de dessins collaboratifs à grande échelle créés dans des espaces publics. Variante du street art, cette pratique débute comme étant une alternative éphémère à la peinture utilisée pour les graffitis avant de s’affirmer comme un mouvement artistique à part entière, plus connu sous le nom de « Duct Tape ».

Outre l’utilisation du ruban adhésif, le Duct Tape est d’abord un mode de narration basé sur l’esthétique des contours de craie réalisés par la police. Ainsi, les premiers récits ont été dessinés avant d’être retirés tous les soirs afin que, chaque matin, les habitants de Providence relèvent les « traces » des choses qui se sont produites pendant leur sommeil. A l’image de l’œuvre collective Roller Coaster Crash, de nombreuses peintures murales ou dessins réalisés à même le sol reproduisent donc des scènes d’accidents, parfois avec un certain humour.
Des scènes souvent monumentales mais néanmoins temporaires.
En effet, si le ruban adhésif est un matériau conçu à l’origine pour fixer ou étanchéifier, celui-ci peut perdre une partie de sa capacité fixante en fonction des surfaces sur lesquelles il est appliqué.
Une particularité que les artistes à l’initiative de ce mouvement ont prolongé avec la création du PiktoTape. Ruban volontairement peu adhésif conçu pour être retiré de toute surface sans les endommager ni laisser de résidu, le PiktoTape marque le début d’une première révolution plastique permettant aux artistes d’investir l’espace urbain dans son intégralité sans crainte d’être rattaché aux mouvements protestataires des premiers street artistes voire d’être attaqué pour avoir dégradé l’espace public.
Fort de cette liberté créative quasi-absolue, les artistes du Tape Art ne tardèrent pas à considérer le monde comme une toile immense, exportant leur art hors des frontières de Providence.
En 1992, le collectif artistique Tape Art Crew original, pionnier du mouvement, signe une œuvre résolument tournée vers l’international en choisissant de représenter une scène de l’Egypte antique sur les murs de Cleveland, dans l’Ohio.

Première œuvre réalisée avec du scotch opaque bleu (CP-26 pour être précis), cette fresque monumentale marque alors le début de l’internationalisation du Tape Art et de sa division en deux techniques distinctes : le Duct Tape Art, basé sur l’utilisation des rubans toilés et opaques, et plus récemment, le Brown Tape Art, qui joue sur la transparence du ruban adhésif d’emballage couleur havane.
Le Duct Tape Art ou l’art de « peindre » avec du scotch
Si l’histoire du Tape Art est relativement courte, celle-ci peut être comparée à un catalogue en constante expansion, les médias et les artistes rejoignant le mouvement contribuant activement à développer l’application et la signification de ce nouveau médium.
Au début des années 1990, les journaux et la télévision s’emparent du phénomène artistique en diffusant les images d’œuvres monumentales couvrant des gratte-ciel, des structures historiques et des bâtiments abandonnés… En moins d’une décennie, le monde se passionne pour le scotch : le Tape Art inspire.
En 1998, le cinéaste néo-zélandais Struan Ashby rejoint le mouvement et s’associe au collectif Tape Art Crew original pour produire des films en stop motion, de grandes installations en trois dimensions et un dessin de près de 4830 mètres carrés enveloppant la totalité du Worcester Art Museum.


Le Duct Tape Art naît dans cet esprit de démesure tant et si bien que chaque nouvelle œuvre est principalement réalisée comme une performance. S’il conserve sa dimension narrative, son contenu n’utilise pourtant jamais de mots ou de lettres, privilégiant l’introduction de représentations grandeur nature pour définir l’échelle du travail.
A l’image de la production de l’australien Buff Diss, l’œuvre répond alors directement à l’espace dans lequel elle est réalisée, sa production pouvant être influencée non seulement par l’artiste-fabricant mais également par le spectateur. La répétition de la ligne et, dans des travaux plus récents, de la couleur, est visuellement captivante mais transmet des complexités de mouvement et d’espace.

Dans la lignée des travaux de Buff Diss, l’artiste californien Darel Carey poursuit le travail autour de la ligne en permettant aux spectateurs d’éprouver leur perception optique et spatiale. Fasciné par l’illusion et « la compréhension visuelle du monde qui nous entoure », l’artiste propose en 2016 un ensemble d’œuvres immersives à mi-chemin entre le concept de l’Op Art (ou Art optique) des années 60 et le Duct Tape Art contemporain.

Marginal au sein de la communauté Duct Tape Art, le muraliste James De La Vega, basé à Harlem (New York), fut le premier artiste à utiliser du texte dans ses créations en ajoutant du scotch opaque à son arsenal de supports pour produire des messages spontanés sur les trottoirs. Une philosophie de rue qui marquera un tournant pour le Duct Tape Art dans la mesure où le mouvement commence à intéresser les publicitaires.
C’est le cas du collectif artistique allemand KlebeBand, lequel contribua activement à l’essor du mouvement en Allemagne et, plus largement, en Europe.

Fondé dans le courant des années 1990 par Bodo Höbing (chargé de communication), Bruno Kolberg (graphiste) et le galeriste Nikolaj Bultmann, KlebeBand s’illustre en proposant des œuvres colorées ainsi que des projets indépendants utilisant la forme, la couleur et la langue. Tout comme James De La Vega avant eux, les artistes du collectif utilisent le ruban adhésif en complément d’autres médiums tels que le papier d’aluminium, la peinture et la bombe aérosol pour créer des œuvres collaboratives visuellement attractives.
Pour autant, les créations made in KlebeBand répondent à un double objectif dans la mesure où elles agissent également comme un support marketing idéal en charge de promouvoir les activités du collectif.
En 2009, KlebeBand repense sa gestion pour devenir une agence créative capable de fournir tout type de ruban adhésif aux artistes du Duct Tape Art.
Partenaire de plusieurs artistes issus des arts de la scène ainsi que d’entreprises, le collectif contribue également à l’évolution du mouvement en encourageant les projets pluridisciplinaires et les liens avec la sphère entrepreneuriale. A titre d’exemple, KlebeBand collabore régulièrement avec le groupe OHRBOOTEN, notamment pour la création de clip vidéo à l’esthétique soignée (Nichts ist Alles en 2015) via l’invention de la technique du Tape Mapping (mélange d’images scotchées sur lesquelles des vidéos sont projetées) mais a également proposé ses services à la société de transport NEOPLAN pour concevoir le design de trois modèles de bus de tourisme allemand : le Skyliner (en 2017), le Cityliner (en mars 2018) et le Tourliner (en septembre 2018).
Un peu de transparence…
Si les motivations artistiques des Tapes artistes sont parfois difficiles à cerner car résolument plurielles, le début des années 2000 marque l’apparition d’une nouvelle utilisation du ruban adhésif.
En réaction à la sur-exploitation de l’opacité du médium, les artistes du Brown Tape Art s’emparent du ruban adhésif d’emballage couleur havane pour apporter de la transparence à leurs œuvres.
Premier artiste à avoir expérimenté ce processus, l’ukrainien Mark Khaisman développe en 2004 une technique utilisant du ruban adhésif brun translucide qu’il applique sur un plexiglas rétro éclairé, dans le but de créer des illustrations lumineuses, contrastées et dramatiques. En superposant plusieurs couches de ruban adhésif, il crée ainsi une accumulation de matière qui produit des illusions picturales. Les produits finaux ont alors l’éclat nostalgique d’un vieux film, le sujet empruntant souvent des scènes ou éléments aux œuvres cinématographiques classiques et aux célébrités hollywoodiennes.
Populaire, ce nouveau style inspire de nombreux artistes, lesquels deviendront les figures du renouveau du Tape Art et, plus généralement, du street art.
C’est le cas du néerlandais Max Zorn, qui reprend et perfectionne la technique de son prédécesseur avec une précision chirurgicale. Muni de rouleaux d’adhésif brun, l’artiste découpe au scalpel des portraits et des paysages urbains qui s’animent à la lumière des lampadaires sur lesquels ils sont « scotchés ».
Autre artiste inspiré par la transparence du ruban adhésif, le street-artiste américain Mark Jenkins, véritable précurseur en termes de sculptures en scotch.
Sa première série, nommée «Tape Men», s’illustre notamment par l’installation de moulages de corps en ruban d’emballage transparent dans les rues de Rio de Janeiro, puis plus tard de Washington DC.
Innovante, sa pratique marque également une petite révolution artistique en dotant le médium d’une connotation hautement symbolique capable de matérialiser la dépersonnalisation des humains, fantômes d’une société ultra-codifiée et dictée par les idéaux publicitaires.

Troublant et saisissant de réalisme, les moulages scotchés de Mark Jenkins ne tardèrent pas à inspirer toute une génération de street-artistes engagés et fervents défenseurs des « oubliés » du monde moderne.
Parmi eux, le jeune français Martin Escoffier livre une représentation poignante des sans-abris parisiens via une série au titre évocateur : Je suis transparent ou l’illustration même du sentiment d’indifférence que ces derniers ressentent quotidiennement.

Vers de nouvelles pratiques artistiques
Depuis 2010, le nombre d’artistes exploitant activement le potentiel du ruban adhésif et partageant leur travail avec la communauté en ligne a plus que doublé, pour atteindre une centaine d’artistes dans le monde.
La polyvalence de ce médium, produit type de la société de consommation et de ses conséquences, explique la forte popularité du scotch qui s’invite désormais dans d’autres formes artistiques telles que l’art optique avec les trompe-l’œil du new-yorkais Aakash Nihalani ; l’art protestataire avec les percutants messages de l’indonésien Andi Rharharha ; sans oublier l’art conceptuel avec les œuvres polémiques de Maurizio Cattelan ou de Claude Levêque.
Pour autant, si les œuvres du Tape Art sont souvent des performances, celles-ci évoluent pour devenir des performances collectives permettant aux spectateurs d’expérimenter directement un autre aspect du médium : sa robustesse.
A l’inverse des artistes utilisant le scotch pour créer des œuvres éphémères, le collectif croate Numen / For Use propose des installations monumentales en piégeant les visiteurs dans des constructions véritablement arachnéennes.
C’est dans cet esprit que le collectif artistique réalise, en 2014, l’une de ses plus imposantes installations à l’intérieur du Palais de Tokio. Intitulée « Inside », l’œuvre prend alors la forme d’un labyrinthe de passages translucides qui s’enroulent sur plus de 50 mètres à travers l’espace de la galerie engageant ainsi une réflexion sur une problématique bien connue des designers, la gestion des flux et plus, largement, de la manière dont les êtres (organiques ou non) peuvent circuler.


Dans un registre différent, les œuvres figuratives de Ryo Sehata témoignent d’une certaine ingéniosité dans l’utilisation contemporaine du ruban adhésif.
Premier à obtenir des formes tridimensionnelles rigides grâce à la mise en boule méticuleuse du médium, l’artiste japonais signe des créations uniques oscillant entre réalisme kitch et fantastique poétique.
Des œuvres qui semblent tout droit sortie d’un dessin animé et dont le succès contribua à l’émergence d’une nouvelle mouvance artistique : le Serotape Art® (aussi connu sous le nom de « Cellotape Art »), fruit d’un partenariat entre l’artiste et l’entreprise Nichiban, leader japonnais sur le marché de la production de bande adhésive.
En continuelle évolution depuis plus de 25 ans, le Tape Art tente à se renouveler régulièrement et ce, avec une rare universalité.
Collectivement, les artistes qui utilisent la bande adhésive à des fins artistiques ouvrent la voie à une nouvelle génération de créateurs prolifiques, d’activistes et d’éducateurs usant de ce médium pour nous permettre, ainsi qu’à d’autres, de reprendre leur ville comme lieu de partage d’une voix publique ouverte à tous.
Tels des gardiens de l’esthétique publique, les artistes du Tape Art transforment alors notre environnement urbain, nos murs et peut-être oseront nous le dire, les gens ?
Marion Spataro