L’art par la face est #6

L’exposition Bulldozer est un événement essentiel de l’histoire de la création contemporaine. Elle est la voie de passage pour de nombreuses trajectoires artistiques éclairant la nécessité de la création et son caractère politique.
Il ne suffit pas à l’historien de l’art de dépoussiérer des événements connus et valorisants. Il lui faut également emprunter les souterrains moins sûrs de l’histoire de la création contemporaine pour redécouvrir des grottes symboliques protégeant des actes créatifs essentiels et longtemps menacés.
Un artiste autodidacte précoce…
Otar Chkhartishvili est né le 5 juillet 1938 en Géorgie qui faisait alors partie de l’Union soviétique. Dans son autobiographie, il nous parle d’une jeunesse passée à contempler la Mer Noire puis la rivière Natanebi et à dessiner pendant le temps scolaire. Il est remarqué en tant qu’artiste autodidacte avant d’entrer à l’Académie nationale des Beaux-Arts de Tbilissi en 1960. Le 12 avril 1961, il organise avec d’autres élèves une exposition et vente d’œuvres en plein air sur l’Avenue Rustaveli, devant l’Opéra de Tbilissi. Soutenus par les artistes géorgiens Lado Gudiashvili et Elene Akhvlediani, ils sont néanmoins menacés d’arrestation, interrogés et prévenus de ne plus organiser de tels événements non officiels.
Il obtient son diplôme en 1966 et est affecté au Théâtre de Makharadze en tant que décorateur. Il ne cautionne cependant toujours pas ce qu’il dénonce comme la « fausse philosophie socialiste » édictée par les communistes.
… et un personnage anti-soviétique
A partir de 1968, il ne ne peut s’empêcher d’entrer en conflit avec les autorités. Il sera considéré comme un personnage anti-soviétique jusqu’en 1990. Le contrôle de la production artistique se précise en effet en 1973 avec la décision du secrétariat de l’Union des artistes de Géorgie, qui demande à chaque artiste de présenter un tableau une fois par an lors d’une exposition de tableaux individuels pour aider le KGB à identifier les dissidents. Ce type d’exposition a été inauguré à la House of Art Workers, où son collage «Ring» a été exposé et jugé radical et irritant pour les adeptes du réalisme socialiste.
C’est donc tout naturellement que cet artiste qui vit à Roustavi (Géorgie) se retrouve dans l’exposition Bulldozer le 15 septembre 1974. Sa trajectoire était déjà définie et cette exposition a été le symbole international de sa dissidence. Elle a aussi témoigné du réseau et des connexions entre les artistes non conformistes en URSS. C’est Elena Seminovna, correspondante pour le journal Decorative Art qui l’avait contacté, avant qu’il n’entre aux Beaux-Arts, dans le cadre d’un article sur les peintres autodidactes, suite à sa participation à l’exposition internationale de la jeunesse à Dehli (Inde) en 1958. Elle le mit en lien avec Daniel Siniavski, Boris Pasternak, Sergei Mikhalhov et beaucoup d’autres intellectuels progressifs voire subversifs.

Même s’il est bien souvent obligé d’en revenir à l’illustration de livre pour enfants, Otar Chkhartishvili ne cède pas à la pression et développe une activité créatrice indépendante donc subversive. Il travaille toute sa carrière avec différentes techniques : peinture, graphisme, collages, objets.
Quand il utilise des objets, il utilise aussi leur histoire propre et agglomère ainsi autant les histoires que les matières.
Ces choses qui avaient une certaine signification conceptuelle étaient des indicateurs de son attitude envers le bolchevisme :
«Chaque article devient obsolète et usé, perd de son utilité pratique avec le temps et un être humain essaie de s’en débarrasser, soit pour toujours, soit pour un temps. Dans l’art des objets, les objets obsolètes se voient attribuer une nouvelle fonction esthétique, conceptuelle combinée au moyen de la couleur, de la forme et de la ligne. »
En est-il de même avec les idées ?
L’intégrité avant tout
Au-delà des techniques utilisées, il édifia la défiance envers le réalisme socialiste comme un principe de création. Toute sa vie a été placée sous le signe de la lutte pour tenir sa position esthétique et politique. C’est cette intégrité qui a fait de lui une icône de la création underground géorgienne.
Dans les dernières années de sa vie, il a consacré sa peinture à des natures mortes représentant des grenades et à des paysages.
« Pendant trente ans, j’ai obstinément adhéré à mes principes sans les trahir une seule seconde. Je ne m’attendais à aucun profit pendant mon travail. Je n’avais pas non plus imaginé que la fortune me sourirait jamais. Mon travail de création était avant tout un combat contre le totalitarisme et l’athéisme, dans lequel je m’impliquais avec enthousiasme, car c’était le travail de ma vie et personne ne pouvait le faire à ma place. »

Otar Chkhartishvili n’a jamais dévié de ses convictions. Celles d’une création qui ne saurait suivre une ligne imposée par d’autres. Qui ne saurait se départir d’expérimentations et de tentatives esthétiques. D’une création qui a conscience de la valeur et du privilège de son expression. Et qui refuse toute atteinte à sa liberté. Il est mort le 20 mars 2006.
Stéphane Drozd
L’art par la face Est :
– #1 Une ré-écriture politique
– #2 Naître de la boue de Belyaevo
– #3 L’art conceptuel russe et la relation aux frontières
– #4 Le réalisme socialiste soviétique : une réalité politique ?
– #5 De l’internationale à la mondialisation
– #6 Otar Chkhartishvili ou l’intégrité artistique