st-il utopique de dire que l’art est destiné à tous ? Autant aux gens instruits en la matière, qu’aux novices et néophytes ?
Les bienfaits de l’art
L’art est chic, c’est bien vu de connaître des grands noms de la création qui ne soient pas uniquement populaires. Cela semble dire le niveau d’instruction et la culture d’une personne. Parfois, on a même honte de ne pas connaître certains travaux.
“T’as vu le dernier Koons ? – Euh non…”
Au-delà de l’importance testimoniale et l’expression matérielle du sensible, l’art ferait donc aussi briller, fanfaronner les connoisseurs. Ceci ne date évidemment pas d’hier : le rayonnement français s’est construit sur ce principe même d’élitisme. On en voit un ancrage dès l’instant où François Ier avait décidé de faire de son pays un centre culturel majeur, mais restreint à certains milieux sociaux. Si son intention était alors louable, elle a eu le travers d’exclure une partie de la population, principalement illettrée. Et malheureusement, cela perdure parfois aujourd’hui.
Ici les bienfaits dont je parle sont donc ironiques. Évidemment la connaissance et le savoir sont des outils plus que nécessaires. Mais parfois, ils sont aussi des moyens de rabaisser ceux qui ne savent pas et ainsi diviser les gens en deux groupes : ceux qui ont de la culture et ceux qui n’en n’ont pas. Ridicule n’est-ce pas ? En effet, pour répondre à la question de la destination de l’art il faut aussi comprendre que ce dernier est aussi un objet politique. Souvenez-vous de l’interview du Président Emmanuel Macron le montrant dans son bureau, entouré de tableaux d’artistes contemporains. Rien d’étonnant à cela puisque l’Etat est un mécène de l’art ; il ne fait que poursuivre une ancienne tradition, mettant le souverain en position d’érudit.

L’Art est-il accessible à tous ?
Eh ben oui et non. Selon les époques, les cultures, le taux d’illettrisme, l’art est plus ou moins accessible. Parce qu’il demande un effort et certaines connaissances, il est loin d’être compris de tous. Par exemple, si vous vous retrouvez devant l’Annonciation de Fran Angelico (1430) et que vous n’avez aucune connaissance sur le catholicisme, vous serez bien incapables de lire cette peinture et de voir la moquerie qui s’y cache.

En effet, la scène représentée est bien précise puisqu’il s’agit du moment où l’ange Gabriel vient annoncer à Marie la naissance de Jésus. Ironisant sur le caractère miraculeux de cet événement, le peintre fait pénétrer le saint Esprit, rayon à notre gauche, par une ouverture dans l’architecture. Et puisque la métaphore est sexuelle, il ajoute toujours à notre gauche, Adam et Ève se faisant chasser du Paradis après avoir croqué la figue du désir !
Dès lors, plus nous connaissons l’artiste, le contexte, le sujet de la création, mieux nous pouvons interpréter et comprendre les tableaux. Qui a dit que regarder de l’art ne demandait aucun effort ?
Toutefois, il existe des mouvements artistiques qui ont pour volonté de toucher toutes les strates sociales. Le Pop Art, par exemple, en est un qui se définit par son côté populaire. Son fondateur Andy Warhol le disait en ces termes “Le pop art est pour tout le monde. Je ne pense pas que l’art devrait être réservé à une élite…” L’utilisation d’images de stars, de publicités et de grandes diffusions participait à son accessibilité : les gens avaient déjà vu ces représentations quelque part. Le terrain était donc déjà conquis.
Le côté populaire ne tient pas qu’au mouvement puisque des artistes sont devenus des icônes à l’instar de Michel Ange ou David Hockney comme l’explique Alessandro Pignocchi dans une interview. Nous avons appris à aimer ces créateurs grâce aux médias qui les ont encensés. Nous sommes donc plus aptes à faire des efforts pour eux : les gens feront la queue, payeront et interpréteront plus longuement leur tableaux ; y passer du temps sera rentable puisqu’ils pourront en parler autour d’eux. Ainsi, le statut populaire est donné par le bouche-à-oreille.

Mais alors, à qui s’adresse l’art ? Pour sûr à tous. Depuis longtemps les images servent à illustrer les écrits. Les tympans des églises en sont un bon exemple. En effet, ceux qui ne savaient pas lire pouvaient quand même comprendre ce que racontaient les écrits saints – et les sculpteurs mettaient un point d’honneur à les effrayer en leur montrant le purgatoire : si les actes des croyants n’étaient pas purs, ces derniers filaient directement en enfer brûler pour l’éternité. Ainsi, l’art s’adressait autant aux gueux qu’aux bourgeois. La notion de compréhension devenait alors plus que primordiale. Les artistes se devaient de composer avec elle. Aujourd’hui, rien d’étonnant à trouver des mouvements entiers consacrés à leur relation avec le public.
Pour aller plus loin :
Pourquoi se poser cette question d’accessibilité de l’art ?
Comme expliqué plus haut, les images sont pour tous et nous apprenons d’ailleurs de plus en plus tôt à les analyser, ce qui les rend faciles à comprendre. De plus, si certains créateurs ne cachent pas produire pour une certaine catégorie de personne, d’autres ont l’ambition de parler à tous. Et c’est ceux-ci qui m’intéressent à titre personnel.

Mais dès lors qu’ils disent avoir cette ambition, nous devons aussi critiquer les créations selon ce critère : vouloir le faire est une chose, réussir à le faire en est une autre. En ce sens, le cas de Ben est intéressant : faisant partie du mouvement Fluxus, il s’inscrit irrémédiablement dans cette volonté. Il a d’ailleurs fait des collections d’agenda, de stylos et autres fournitures afin de mettre de l’art partout. Mais ceci s’est aussi retourné contre lui. Trop de Ben a tué Ben : les gens ont fini par y voir une simple action marketing.
D’autres mouvements n’ont pas l’objectif d’être compris de tous : prenez l’art conceptuel plus élitiste.
L’idée que l’oeuvre se suffit à elle-même reste un mythe fort, issu du romantisme. Admettre qu’il faudrait des informations en plus pour la comprendre demeure iconoclaste pour certains. Or je pense, au contraire, que tout ce que l’on apporte avec soi contribue à construire une expérience de l’oeuvre et nous aide à l’apprécier. Seule cette compréhension profonde nous permet de projeter sur l’artiste des émotions, une personnalité, un état psychique. Bref, d’être en empathie et de parvenir ainsi à créer une relation personnelle à l’oeuvre que l’on regarde. A contrario, quand nous ne disposons pas d’informations, le rapport à l’oeuvre est extrêmement pauvre. Dans le pire des cas, nous pouvons être tentés de conclure que « l’artiste se moque de nous » !
Alessandro Pignocchi
Cette idée est extrêmement intéressante car elle dit le fantasme dans lequel les spectateurs se plongent lorsqu’ils vont dans une exposition. De fait, il existe des créations plus faciles que d’autres à comprendre. Reprenons le cas de Fra Angelico : l’image est narrative, en quelques minutes nous pourrions la faire parler. Mais d’autres conceptuelles, monochromes, géométriques seront illisibles pour ceux qui n’auront pas de notions esthétiques et philosophique. Et dans ce cas, bien souvent nous nous moquerons de l’artiste nul.
ertains mouvements peuvent avoir ce côté rassurant de “je connais”. Ainsi, il faut aussi d’être humble : savoir reconnaître qu’on ne sait pas. Et puis l’art n’est pas qu’une question intellectuelle ; il faudra prendre en compte notre propre sensibilité : on sera hermétique à certains mouvements alors que d’autres nous sembleront familiers. Tous les mouvements ou artistes ne nous offrent pas la même chose, alors il faut savoir piocher pour ne garder que ce qui nous intéresse et ainsi, construire une pensée, une idée, un discours, etc. A mon avis, l’art est un support. Ainsi il est à destination de tous dès lors qu’on sait le regarder.