La peinture criminelle

Le féminicide n’est toujours pas un mot français, pourtant le phénomène n’épargne pas le pays. Une femme « meurt sous les coups de son mari en France tous les trois jours ». En fait, il s’agit de femmes tuées par leurs maris ou compagnons. Ce n’est pas pareil. Car on a tendance à oublier qu’il y a bien quelqu’un derrière les coups portés. Récemment le code pénal s’est doté d’une réglementation spéciale : le crime sexiste est maintenant une circonstance aggravante. Mais la mention de “féminicide” n’est toujours pas faite. Pourtant c’est un fait social : des hommes tuent des femmes. Et c’est un crime, je crois que cela fait du bien de le rappeler, et surtout c’en est un dirigé vers un sexe bien particulier.

A ce sujet, la peinture ne manque pas d’exemples ; c’est même un thème à part entière dans le corpus de la peinture allemande post Première Guerre mondiale. C’est l’occasion de réfléchir sur la violence potentielle des images.

La peinture comme féminicide

Certains hommes n’aiment pas les femmes, voire les haïssent. Dans le contexte traumatisant de l’après-guerre, beaucoup de crimes sexuels vont être commis. Un mot décrivant ce phénomène sera d’ailleurs forgé par les allemand à ce moment là : “Lustmorde”. Cette situation peut s’expliquer par la brutalisation de certains hommes revenus de la guerre, les gueules cassées, totalement dé-sociabilisés et en proie à des pulsions criminelles. Peut-être ont-ils été rejetés par la société à leur retour, mais ce n’est pas le sujet abordé ici.

Ce fait fascine les peintres qui vont s’emparer du thème. Ainsi George Grosz représente John le tueur de femme, comme un fou. Il en fait le personnage central de son tableau, mais avec une certaine complaisance : le crime semble excusable, il est sublimé par le peintre. On retrouve ce principe dans le film « M le maudit » de Fritz Lang, qui fonctionne d’une manière totalement analogue. Chez Grosz on reconnaît également beaucoup de représentations sexistes, puisque la femme n’est plus que monstre, prostituée, tentatrice. D’une certaine manière, je crois que par ces images, l’artiste justifie le crime.

George Grosz, John le tueur de Femmes, 1918, huile sur toile, 86,5 x 81,2 cm.
George Grosz, John le tueur de Femmes, 1918, huile sur toile, 86,5 x 81,2 cm. © Hamburger Kunsthalle / bpk © VG Bild-Kunst, Bonn Foto: Elke Walford
Rudolf Schlichter, Lustmord ("Crime sexuel"), 1924, 58 x 48 cm
Rudolf Schlichter, Lustmord (crime sexuel), 1924, 58 x 48 cm. Crédit Los Angeles County Museum of Art

Pour aller plus loin, on peut se pencher sur les travaux de peintres comme Schlichter. La femme est représentée totalement démembrée. Elle est à la fois sexualisée à outrance, et violemment assassinée.

Les mêmes codes sont présents chez Otto Dix. Le peintre tue littéralement la femme par sa création, il l’assassine symboliquement. Elle semble associée au désordre (diagonale droite) alors que la chambre (dans la diagonale gauche) est parfaitement ordonnée : on a une tension entre ordre et cacophonie. De mon point de vue, le peintre semble faire apparaître le meurtre comme une nécessité. Ajoutons à cela que Dix semble avoir représenté sa propre chambre…

 

Otto dix, Lustmord ("Crime sexuel"), vers 1920
Otto dix, Lustmord (« Crime sexuel »), vers 1920

La peinture comme crime

On rencontre fréquemment des représentations de crimes en peinture. C’est notamment le cas d’actes sexistes ou de représentations extrêmement violentes des rapports entre les sexes. Le phénomène ne se limite pas à l’Allemagne de l’après-guerre. Félix Valloton nous livre par exemple une image terrifiante des échanges entre homme et femme, dans laquelle la seconde devient à la fois un sujet de fascination et de rejet. Elle apparaît toujours comme inquiétante et dominatrice, c’est un thème transversal dans son œuvre. Ainsi dans ce tableau sans équivoque la femme tue l’homme, elle lui est supérieure, le subjugue, devenant un être quasi surnaturel.

Félix Vallotton, Le crime châtié, 1915, huile sur toile.
Félix Vallotton, Le crime châtié, 1915, huile sur toile.
Félix Vallotton, Homme et femme, 1913, huile sur toile.
Félix Vallotton, Homme et femme, 1913, huile sur toile, 200 x 250 cm, Collection privée

Ici, l’artiste cultive aussi l’ambiguïté des rapports entre les deux sexe, puisque les personnages semblent à la fois s’embrasser et tenter de se tuer. Il exploite la tension entre tendresse et violence. On peut parler alors de passion criminelle, souvent invoquée à tort pour justifier des crimes. On retrouve la représentation de ce type de liens dans certaines cartes postales de Picabia.

 

Le pouvoir des images est ici très grand ; on a pourtant tendance à le banaliser puisque nous en sommes envahis au quotidien. Ces oeuvres livrent une vision sans concession et morbide sur les rapports entre hommes et femmes. On peut y voir un retour angoissant d’Eros et Thanatos. Dans ce cas, doit-on censurer ces tableaux, comme cela a été fait récemment avec une réalisation de Balthus à tendance pédophile ?  Faut-il les étudier, de manière consciente et réfléchie ? Il me semble que quel que soit l’intérêt de ces oeuvres et leur richesse, on est en droit d’éprouver un certain malaise face à la glorification de la violence. A mon sens, il faut surtout espérer l’apparition d’une véritable culture des images, qui évite la banalisation de valeurs parfois plus que douteuses.

Samuel Fely

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