Le viaduc à l’Estaque est une huile sur toile peinte par Georges Braque. Un doute subsiste au sujet de sa datation. Si les historiens de l’art s’accordent sur l’année, 1908, ils diffèrent parfois sur la période exacte : pour certains, ce tableau aurait été peint en juin-juillet 1908 ; pour d’autres, il aurait été peint à Paris, entre la fin de l’année 1907 et le début de l’année 1908, avec pour modèle non pas le paysage lui-même, mais une vue du viaduc peinte l’été précédent : Le viaduc de l’Estaque (ci-dessous). Cette seconde hypothèse introduit donc un problème majeur, celui du rapport à la réalité du sujet d’un tableau peint d’après une image mentale et une représentation antérieure qui, elle-même, ne fait preuve d’aucun illusionnisme.

Les nouvelles visions du réel
Le viaduc à l’Estaque s’inscrit dans la recherche menée par les peintres cubistes. D’un point de vue chronologique, il se situe dans la phase pré-cubiste (1907-1909) influencée par Cézanne, dite aussi cubisme cézannien. C’est là que se met en place l’ambition fondamentale du mouvement : l’abandon de tout illusionnisme dans le but d’atteindre la vérité, la réalité du monde, et l’objectivité, à travers une recherche plastique fondée sur les formes, les volumes, les couleurs, l’unité. Dans Le viaduc à l’Estaque, on reconnaît un paysage, constitué de maisons à flanc de colline, d’un viaduc, d’arbres, d’un pan de ciel ; mais en rompant avec la notion traditionnelle de paysage, qui suppose la représentation mimétique de la nature, le peintre introduit un nouveau rapport à l’espace et au réel.

L’influence de Paul Cézanne est palpable dans l’œuvre de Georges Braque, notamment en ce qui concerne la géométrisation des formes. Cézanne a pour ambition de « traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône » (Lettre de Paul Cézanne à Emile Bernard, 115 avril 1904) : les formes sont stylisées, rendues par des volumes simplifiés et compréhensibles. Il est également le premier à laisser de côté l’intégrité du motif au profit de la cohésion et de l’autonomie de la composition : ce sont moins les éléments peints qui comptent que les rapports établis entre ces éléments dans l’espace. Braque adopte ce principe ; et c’est ainsi que l’on peut observer, dans Le viaduc à l’Estaque, des ruptures dans les lignes de contour qui permettent la modulation, c’est-à-dire le passage d’une couleur à une autre, d’une forme à une autre.
Abandonner la vision du modèle
Au-delà de l’influence cézanienne, c’est l’autonomie du tableau par rapport à son modèle et la tension volumétrique de la surface plane que Georges Braque recherche. Cela s’observe dans la composition du Viaduc à l’Estaque, où l’espace est structuré verticalement. La ligne d’horizon correspond au tablier du viaduc, tout en haut de la toile, donnant ainsi l’impression d’un paysage qui s’élève parallèlement au plan de la toile.

Cette verticalité tient également à l’axe diagonal qui guide l’oeil du spectateur : le regard entre dans le tableau par le coin inférieur droit (petite zone dégagée parmi la végétation), puis gravit l’amas de maison formant comme un escalier au centre de la composition, en direction du coin supérieur gauche. Cet axe est souligné par un deuxième, formé par le toit des maisons. De plus, les différents plans s’échelonnent dans la hauteur, et non dans la profondeur : la perspective semble abolie. Enfin, tous les éléments se voient traités de la même manière en termes de couleurs et de geste pictural : les maisons, la roche et le viaduc sont peints d’une teinte ocre, qui s’insère par touche dans le vert de la végétation et le bleu du ciel, et le trait haché du pinceau est partout visible. Cela confère à l’ensemble une forte unité visuelle et, ajouté à la construction verticale de la toile, donne l’impression d’une planéité de la représentation.
L’espace bâtit par le peintre semble ainsi s’affranchir de son modèle dans le monde réel et s’inscrire uniquement dans l’espace bidimensionnel de la toile en renonçant à la mimésis et à l’impression de profondeur. Ici intervient le paradoxe essentiel à l’œuvre de Braque (puis inhérent au cubisme en général) : ces formes schématisées, qui ne ressemblent plus exactement à celles présentes dans la nature, expriment selon le peintre la quintessence du réel. On touche donc, dès 1908, à un fondement essentiel du cubisme : la possession du réel, l’objectivité, qui nécessite l’affranchissement de règles établies depuis plusieurs siècles.
Solène Longerey