e travestissement est une notion ambiguë, renvoyant à l’acte de s’habiller avec des vêtements connotés de l’autre sexe que celui biologique. Tout ceci évidemment dans une société et une époque données. Et c’est sans doute ce qui va rendre le travestissement complexe et intéressant : par ce simple acte, on reconnaît qu’il existe des critères culturels construisant les sexes et que ces derniers ne sont pas innés mais acquis. Avec lui, nous voyons que la ségrégation des genres tient du phénomène social – auquel nous participons tous. Le travestissement n’est pas simplement une superposition de deux sexes (masculin et féminin), il est aussi une manière de déconstruire les habitudes sociales.
Transgression des genres
À la base, lorsque ces questions apparaissent dans la création plastique c’est pour voir les différences entre hommes et femmes. Et afin d’en percevoir les détails, certains artistes ont mis en scène leur propre corps, nous proposant ainsi une fiction d’eux-même (voir Urs Lüthi et Eleanor Antin, ci-dessous).
Les artistes que nous allons évoquer ne se limitent pas à l’aspect biologique et sexuel. Ils ont exploré au plus près l’impact du concept de genre sur leur identité. Et ce qu’il en reste est une critique sociale.
Il n’est pas rare que les artistes se créent un autre, sorte de compagnon artistique. Dans le pan du genre, ce double est souvent travaillé, empruntant les traits de l’autre sexe. Les motivations y sont différentes, parfois simplement performatives, d’autres psychologiques. Toujours est-il que ce qui en résulte est une analyse de la manière dont ces artistes perçoivent le monde au travers de leurs propres prismes socio-culturels des genres. Par cette transgression, ils tentent d’aller au delà de celui/celle qu’ils sont.
Les créations que nous verrons ici sont issues de performances ou réalisées en photographie et cherchent à accentuer ou atténuer les caractéristiques sexuelles présumées par des constructions sociales et culturelles.
En montrant ainsi leurs propres corps, ces artistes veulent troubler les frontières des représentations. En imitant les critères définissant les genres, ils en montrent les rouages et les stéréotypes.
Parler de transgression semble violent ou disproportionné et pourtant, il fut un temps (et ce temps court toujours dans certains pays) où l’idée même de changer de genre était punie par la loi. Pourquoi ? Parce que ce désir profond ne respectait pas l’ordre établi. Par exemple, en 1800, toute femme désirant s’habiller avec des vêtements dits d’homme, devait en faire la demande à la police. Il leur fallait une bonne raison mais on leur accordait car vouloir ressembler au sexe masculin, beau et fort, allait de soi. Par contre, lorsqu’un homme s’habillait en femme, il se dégradait lui-même, ce qui était difficilement compréhensible pour certains. C’est d’ailleurs pour cette raison que le travestissement restait un acte caché. Comme le rappelle Sébastien Lifshitz, réalisateur et scénariste français connu pour ses travaux sur ces questions notamment avec Bambi : “En vase clos, ces petits groupes expérimentaient le mélange des genres avec une audace réjouissante. C’est dans ces bulles d’intimité que s’est inventé un esprit de rébellion qui, des décennies plus tard, sortira dans la rue pour enfin s’exprimer au grand jour.”
Le travestissement
Il n’y a pas d’essence féminine ou masculine, voilà ce que semblent nous dire les artistes. La biologie est une chose, l’identité une autre. La première est déterminée quand la seconde se construit socialement, culturellement et intimement. Selon l’environnement et les influences, le genre pourra varier. Lorsque Urs Lüthi réalise au début des années 1970 des séries d’autoportraits, il semble avoir fait siens ces concepts.
Les portraits dans l’histoire de l’art sont communs : des familles prestigieuses et des notables en commandaient pour se montrer, puisque les modèles y sont mis en avant et représentés sous leur meilleur jour, sans défaut. Des artistes les amélioraient même. Quand aux autoportraits, il s’agit pour le créateur de montrer ses talents d’artiste et de technicien. Lorsque Lüthi passe par ce style, il affirme donc ses capacités mais pas seulement : en utilisant son propre corps, il fait de ce dernier un outil docile. Il est à la fois le commanditaire et l’objet signifiant (car il est son modèle).

Dans ses séries de 1970, il s’amuse de l’ambiguïté sexuelle de son corps, signature remarquable de l’artiste. Tell me who stole your smile est une suite composée de huit images photographiques, divulguant des portraits de format identique et tenant dans une même composition. Le corps est au centre de la toile, le regard dirigé sur nous. Le noir et blanc marque les contrastes. Quelques petits changements viennent s’opérer mais ils tiennent davantage du jeu de l’artiste-modèle que du thème : sur un cliché l’artiste tire la langue, un autre il fait la moue ; une fois il porte une perruque, puis il est chauve ou est habillé en femme et doté d’accessoires stéréotypés. Ainsi, dans cette série, Lüthi propose de voir ce qui fait une personne en explorant ses différentes facettes. Ce travail pourrait d’ailleurs faire penser aux études de caractères de Franz Xaver Messerschmidt, sculpteur germano-autrichien. Tentant de comprendre les manières dont les muscles se mouvaient sur les visages, il en a exagéré les expressions. Lüthi pourrait s’insérer dans ce même sillon, mais cette fois-ci, pour questionner l’invisible de l’humain.

Donner à voir des portraits de grande taille n’est pas anodin : partie du corps reflétant le plus rapidement des émotions, le visage est facilement expressif. Il est un élément séducteur informant des états d’âme. On retrouve cette même manière de procéder chez Orlan ou Andres Serrano. Il s’agit de montrer des personnes pour les rendre visibles ; le spectateur ne peut pas se soustraire à ces immenses faciès. Ainsi, Lüthi comme Serrano nous forcent à regarder ceux qui sont moqués et marginalisés.

Le travail de travestissement permet aussi de pointer les stigmatisations auxquelles les personnes transgenres et cisgenres sont soumises. Suivant cette idée, Annie Sprinkle, artiste féministe, a animé des ateliers de drag kings dans les années 1990 aux États-Unis, afin de faire vivre des hommes dans la peau d’une femme pendant vingt–quatre heures. Ces derniers apprenaient les gestes culturels et ce qu’étaient les regards de la société. Ainsi, travailler sur les questions du genre semble aussi mettre en exergue un aspect dont on se soucie peu au quotidien, puisqu’on nous l’a inculqué : la dissimulation de l’être au sein de la société. Autrement dit, l’impossibilité d’être celui qu’on désire ardemment dans le cadre d’une société pétrifiée par ses dictas. My face behind Ecki’s face et You are not the only one who is lonely reflètent sans doute ce sentiment.

Se farder pour ressembler à une autre personne
Les travaux que nous avons vus mettent en scène des corps qui se transforment, devenant ainsi des sujets polymorphes. Par ce truchement, les artistes interrogent ce qui fait l’homme et la femme. Et de ce qui en ressort, il semblerait que les genres soient visibles – notamment, mais pas que – par les vêtements, le maquillage, en somme l’apparat. Les premiers gestes de cette opération se passent dans l’intimité, devant le miroir de sa salle-de-bain, le matin lorsqu’on se prépare pour la journée. Comprenant l’importance de cet instant que nous vivons tous, Ana Mendieta ou Eleanor Antin le mettent en scène puisqu’elles se montrent en train de se modifier. Ces actions sont importantes car elles sont décisionnaires de ce que sera l’individu.
Se transformer le visage revient à brouiller la partie du corps qui nous permet d’identifier quelqu’un. Ainsi, avec une fausse barbe, il est plus difficile de voir les expressions. Il s’agit là de semer le doute sur tout, autant le genre que les expressions corporelles. Même si le déguisement est repérable à des kilomètres, il n’est reste pas moins déstabilisant. Dans ses autoportraits, Cindy Sherman explore, elle aussi, quelques aspects participant à son identité. Par eux, elle tente de savoir ce qui fait la femme de manière intime, mais aussi collective.

En nous montrant les phases de changement, ces trois artistes affirment que les attributs genrés sont parfois superficiels et que la ségrégation obtuse tient de la mascarade.
Ainsi, si on pousse la réflexion un peu plus loin, on agit tous selon un acte de travestissement : afin d’être conforme à l’image sociétale de notre genre, nous nous fardons, adoptons des postures, choisissons des vêtements. Que ce soit en acceptant ces critères sociaux ou en essayant de les transgresser. Les pratiques amatrices sur ce sujet sont donc logiquement nombreuses. Pour l’exposition « Mauvais genre », Sébastien Lifshitz a retrouvé des photographies d’hommes habitant dans la banlieue de Washington, qui se retrouvaient pour porter des robes. Ce qui est intéressant dans ces clichés n’est pas tant l’acte de travestissement mais la manière de se tenir de ces personnes. Comme le fait remarquer Lifshitz “Ils prennent des poses extrêmement traditionnelles. Les modèles d’identification ne sont pas du tout flamboyants. Ce n’est pas la femme fatale. Le modèle d’identification est presque celui de la bourgeoise un peu mémère, convenable ; la femme qu’on voit dans Life Magazine et à laquelle on veut ressembler. Presque des modèles réactionnaires. Comme si ces hommes voulaient ressembler à la femme d’à côté, la femme bien sous tout rapport.” Le travestissement, loin du déguisement réducteur qu’on lui prêtait, est donc un moyen banal d’être. Ces hommes ne devenaient pas des divas fantasmagoriques mais de parfaites ménagères.

e genre se construit. Si on naît avec un sexe déterminé biologiquement, il ne

doit pas définir qui on sera. Rien est inné ici. Au contraire, bien souvent on fonctionne par imitation, on récupère le geste d’un.e tel.le, on porte des vêtements comme un.e autre… La féminité et la masculinité sont interprétées. Les codes sont multiples et mouvants.
Dans son travail, Femmes travesties en femme (2004), Adeline Besse montre même que les gens peuvent se travestir en eux-même en exagérant leurs traits communautaires. Elle montre à quel point tout cela est normé et artificiel.