(article qui suit L’Art la face Est)
RASPOUTITSA : n.f. (mot russe : распу́тица, #cheminrompu).
Géogr. Période de dégel avec formation d’une couche de boue gluante.
En termes géographiques, un dégel peut vite devenir un piège. Il en est de même en Histoire de l’Art. Après que les artistes se soient engouffrés dans le semblant d’ouverture correspondant au dégel politique en URSS après la mort de Staline et la prise de pouvoir de Kroutchev, le coup est rude quand l’exposition des non-conformistes au Manège est fermée en 1962 et l’Art et le Réalisme officiels réaffirmés. C’est le signal de l’engel et du retour du créateur dans la clandestinité. Hors l’appartenance à l’Union des artistes, point de salut.
Expositions clandestines :
« C’est dans les ateliers, nichés dans les greniers et les caves, que les artistes créent de puissants univers artistiques personnels qu’ils développeront ensuite au cours de toute leur activité créatrice. »
Dossier de Presse de l’exposition Kolletsia au Centre Pompidou.
Entre 1962 et 1974, de nombreuses expositions illégales sont organisées dans des appartements, des instituts scientifiques et des clubs. Le régime joue de la menace et de la provocation. C’est à un véritable jeu du chat et de la souris que se livrent les artistes et les autorités, à ceci près que c’est aussi de vies humaines dont il est question. Et pourtant, c’est dans ce contexte précaire qu’un groupe d’artistes décida en 1974, d’exposer ses toiles librement, dans un terrain vague jouxtant des HLM du quartier de Belyaevo. C’était un dimanche comme un autre à Moscou. Une demande d’organisation officielle a été déposée par Oskar Rabine (peintre né en 1928) et Aleksandr Glezer (écrivain et critique – 1934-2016), mais elle est restée sans réponse.

Il y a eu des débats, des trahisons, des menaces du KGB mais les invitations tapées à la machine étaient bel et bien parties. Et les artistes sont arrivés le 15 septembre devant un parterre de journalistes et diplomates internationaux, toile sous le bras. Manque de chance, le jour même, des travailleurs volontaires (miliciens déguisés) venaient participer à un « voskrenik », une dimanche/réunion communiste organisée pour rattraper le retard de la construction de l’immeuble prévu sur ce terrain encore vague.
Des bulldozers sont arrivés pour appuyer leur travail. Dans cette configuration, les châssis deviennent facilement des allumettes et les toiles ont du mal à survivre dans l’agitation et la panique générale. Les unités mobiles de camion d’arrosage ZIL-130 ont également été d’une redoutable efficacité. Mais les bulldozers (auxquels certains artistes s’agrippaient pour ne pas être écrasés), eux, étaient plus forts : symboliquement, ils exprimaient le sentiment que les participants ont eu en voyant venir le gouvernement raser leur émergence artistique et menacer leur vie. Le lendemain, la provocation des artistes était unanimement condamnée à la Une des journaux en URSS. Il y a cependant eu un réveil et une solidarité internationale qui ont permis aux créateurs chassés manu militari d’organiser une exposition, tolérée cette fois, dans le parc Izmaïlovo quinze jours plus tard. Concession provisoire puisque les artistes les plus engagés ont ensuite été forcés de quitter leur pays. Toutefois, cette exposition a permis d’offrir une visibilité internationale à tous ces habitués à la clandestinité. D’autres sont restés et ont été plus ou moins « officialisés ».
Il y a eu, notamment, une œuvre fondatrice du Sots Arts de Vitali Komar (né en 1943) et Aleksandr Melamid (né en 1945) – le Double autoportrait en Lénine et Staline, réalisée en 1972 – qui a été détruite lors de cet événement. Ces deux artistes, émigrés trois années plus tard, ont comparé cette exposition/cet événement avec les manifestations dissidentes contre l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie.

Les logements promis ont ensuite été réalisés en bloc-tour et ont transformé ce quartier en un lieu résidentiel, indiscernable de tout autre de la périphérie de Moscou. Il n’y a guère eu que Dmitri Prigov (1940-2007, artiste phare du conceptualisme moscovite) pour en faire ensuite son terrain de jeu artistique. En s’autoproclamant Duc de Belyaevo, il remettra ce lieu au centre de la création artistique russe, mais c’est encore une autre histoire.
Stéphane Drozd
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