Jean Cocteau fait partie de ces artistes desquels on ne peut que reconnaître le talent : non content d’avoir été auteur de romans, poésies et pièces de théâtre, il était un remarquable dessinateur. Partageant l’esprit effervescent de la nouveauté, il a côtoyé de grands artistes du XXe siècle comme Picasso.
Depuis sa jeunesse, Cocteau a beaucoup dessiné et même gagné des prix. Son trait était influencé par celui des caricaturistes Sem et Cappielo, annonçant déjà l’intensité graphique et synthétique de sa ligne. Ce qui est aussi intéressant dans cette graphie est la manière dont l’artiste va la rapprocher de sa pratique d’auteur :
L’écriture c’est du dessin noué autrement et le dessin c’est un autre emploi de l’écriture. Et quand je dessine, j’écris et peut-être que quand j’écris, je dessine.
Ainsi, il voit dans sa technique celle du joueur de jazz qui aime improviser.
Un français en Angleterre
Loin de faire l’unanimité, les avant-gardes restaient parfois incomprises dans des pays comme l’Angleterre. Les concepts n’y étaient pas encore parfaitement assimilés, d’autant que ces représentations déroutaient par leur audace.
Si en 1920 les britanniques associaient la France à ce mouvement, des théoriciens ont essayé, sans succès, d’y familiariser les publics, comme Roger Fry qui écrit vers la fin de cette décennie Vision and Design et Transformations. Les gens n’étaient pas réfractaires mais en décalage par rapport à ce qui se passait à Paris. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que la sensibilité avant-gardiste trouva un plus grand public et que les artistes novateurs comme Gauguin, Van Gogh ou encore Cézanne séduisirent.
Dans un tel contexte, la fresque de l’Eglise Notre-Dame de France, en plein cœur de Londres, réalisée par Cocteau semble alors bien étonnante : le style “trait”, la poésie simplifiée, les couleurs absentes la rendent peu évidente. Est-ce que le « Made in France » flattait plus que la témérité n’effrayait ?

Une crucifixion en pied ?

Les premières peintures murales de Cocteau ont été réalisées en 1932 dans la villa Blanche à Tamaris. Par contre, c’est en 1948 qu’il a explicité sa volonté de peindre sur des grandes surfaces avec la tapisserie de Judith et Holopherne.
En 1959, monsieur Chauvel, ambassadeur de France en Grande-Bretagne, et le révérend-père jésuite Jacquemin ont demandé à Cocteau de décorer la chapelle de la vierge à l’intérieur de Notre-Dame-de-France (église moderne, reconstruite après la guerre en plein quartier de Soho). Et la fresque ne manque pas d’originalité !
À première vue, on retrouve bien le style de Cocteau, avec des traits fins mais dynamiques, une palette pauvre en couleurs et servant la graphie. Bien que les reliefs soient inexistants, l’ensemble ne manque pas de vie et de rondeurs : les formes sont attendries, vibrantes ; les personnages sont expressifs et identifiables.
Au pied de la croix naît une rose. De part et d’autre, Marie et Jean, des saintes, Joseph d’Arimathie, des soldats romains et un donateur représenté sous les traits de Cocteau avec un faucon sur l’épaule, prennent place. Historiquement, tout y est : il n’est pas difficile de situer l’action. D’ailleurs, la femme aux yeux plantés dans le ciel semble s’ériger en montagne rappelant le Golgotha. Derrière, le soleil est noir, menaçant ; la Vierge Marie et Marie Madeleine pleurent, dans un même graphisme, des gouttes de sang semblables à celles des pieds crucifiés, comme si ces trois personnes souffraient d’une même douleur et étaient blessées pareillement dans leur chair.
La crucifixion est un instant historique et biblique souvent relaté dans les tableaux. Rien d’étonnant puisqu’il est une symbolique du martyr et du sacrifice de Jésus-Christ pour les humains. Pour étoffer ce propos, les peintures font souvent référence à d’autres éléments narratifs, soit antérieurs à la torture, comme par exemple le chemin de croix, ou postérieurs comme la résurrection. Ainsi, logiquement, Cocteau représente une Marie se tenant le cœur, sombrant dans la douleur, lui donnant l’impression de ployer devant la future « divinité ».
Il y a donc véritablement deux ambiances : d’un côté la souffrance des proches du Christ qui prient et de l’autre, les romains qui s’esclaffent violemment devant ce spectacle. En cela, la peinture est relativement classique.
Pourtant, quelques détails curieux vont titiller notre regard : d’abord, la manière dont les foulards des deux Marie se joignent, semblant unir ces femmes. Certes, elles partagent une même douleur mais pas leur statut biblique. Ensuite, et il s’agit sans doute de l’élément le plus étonnant de cette fresque, c’est la manière de représenter Jésus-Christ qui va surprendre : de lui, nous ne voyons que les pieds croisés. Comme s’il s’agissait d’un plan cinématographique, Cocteau se concentre sur les visages en bas de la croix. Même s’il est vrai que cette église est dédiée à la Vierge, Jésus reste forcément le personnage principal de cette scène. Alors pourquoi ne pas divulguer son visage ? Il existe une théorie complotiste à ce sujet et qu’il faut donc prendre avec des pincettes : écrite il y a environ 2000 ans, l’évangile de Barnabé, authentifié mais non officiel, laisse entendre que ce ne serait pas Jésus qui serait crucifié mais un villageois ou même Judas. Il poursuit en expliquant que le fils de Dieu aurait fondé une famille avec Marie Madeleine. Est-ce à cela que Cocteau fait référence ? Difficile à affirmer. Certains détails sèment le doute comme la rose qui pourrait être un symbole de la secte de la Rose-croix, parente de la maçonnerie et avec laquelle Cocteau partageait des idées. De même avec le faucon, non plus posé sur l’épaule de Cocteau, mais dessiné sur le bouclier du soldat – une autre référence à la maçonnerie et à l’Egypte ancienne (l’aigle étant le symbole d’Horus). Le soleil noir, aussi, pourrait cacher des idées marginales : il serait le Sol Niger, allusion à l’éclipse qui a assombri Jérusalem, mais aussi la première étape du Magnum Opus (recherche de la pierre philosophale) des alchimistes.
Le mur de Cocteau dans cette église de Londres est donc remarquable en plusieurs points ; l’artiste la décrivait comme étant de style naïf et montrant des images de la première communion. Compte tenu de la représentation tronquée de Jésus, il est étonnant que les commanditaires aient accepté de la garder. Mais la force, la vigueur voire même la passion avec lesquelles Cocteau s’est efforcé de rendre compte d’un moment connu de tous, confèrent à ce travail une éloquence certaine.