[DOSSIER] Le cabinet de curiosité animalier

L’animal définit l’humain

Mondrian L

es effets de mode sont souvent représentatifs de problématiques sociétales : ils peuvent prendre l’apparence de coups de projecteurs sur certaines préoccupations. Ainsi, la question de la place des animaux au sein de notre société semble engendrer de nouvelles prises de conscience, autant sur leurs droits légitimes, le spécisme, les habitudes alimentaires que l’environnement. Mais qu’en est-il de la représentation de la faune par les artistes ?
En étudiant de plus près cette question, on se rend compte qu’ils n’ont pas besoin d’une thématique spécifiquement animalière pour la représenter. Les animaux nourrissent l’imaginaire autant du côté du fantastique, de la mythologie, de l’hybridation ou même de l’historique.  Leur pouvoir d’évocation est fort et permet même, parfois, le voyage par leur “exotisme”, comme Henri Rousseau le montrait dans son Rêve. Ainsi, l’animal a toujours fait partie, de loin ou de près, de l’environnement de l’homme. Et de ce fait, sa représentation est récurrente dans l’histoire de l’art, que ce soit de manière symbolique, comme avec la colombe de l’esprit saint, ou bien figurative. Mais les enjeux actuels ont évolué et les problématiques influencent alors les manières de regarder ces créations.

Dans l’artefact artistique, on ne peut définir l’animal que dans son rapport avec l’humain : faire de l’art est un acte humain ; il y a nécessairement une question d’utilité, de servitude dans celle de la représentation de la faune. Selon cette perspective, on est en droit de se demander : l’art est-il légitime dans son utilisation de l’animal ? En effet, étant doué de sensibilités, contrairement à un objet qui est inerte (sans anima), la question résonne fortement. Ainsi, voyons ensemble comment l’image de l’animal est traitée par les artistes.

Quelques rapports entre l’animal et l’humain

La relation homme/animal est menée par de nombreuses ambivalences, causées entre autres par le statut octroyé par le premier sur le second : en effet, un animal de compagnie n’aura pas les mêmes faveurs qu’un autre qui serait sauvage. Cette distinction se fait culturellement mais aussi anthropologiquement, puisqu’on accordera à certains plus de potentiel psychologique qu’à d’autres. Pour illustrer cela, un chien dans un tableau symbolisera la fidélité, l’huître la virginité, le lion la force. La faune intervient donc comme une caution valorisante de l’humain, devenant même un motif sur les blasons des nobles familles. Non seulement elle signifie une certaine morale mais en plus, un rang social : par exemple, une belle fourrure d’hermine montrera la richesse. Ainsi le bestiaire décoratif tient un rôle identitaire pour l’humain ; il est une métaphore de l’être, symbolisant les états d’âme, les valeurs et la morale. Cette analogie n’est évidemment pas nouvelle dans l’histoire.
Les deux sont tellement proches que certains artistes renversent la tendance en nous faisant prendre la posture de l’animal et en donnant à l’animal celle de l’humain (on pourra même parler dans ce cas, d’animalité humaine).

L’artiste photographe espagnol Miguel Vallinas propose, à ce titre, la série “Segundas Pieles » (« Secondes Peaux ») qu’il décrit comme étant une étude sur « l’animal qui est en chacun de nous ». Pour cela, il fait un photomontage rassemblant des corps humains avec des têtes d’animaux afin de comprendre les postures sociales. Ainsi la seconde peau est à la fois métaphorique et culturelle, par les vêtements très étudiés.

Jusque là, personne n’est particulièrement surpris par ce type de représentation. Mais qu’en est-il dès lors que l’art transcende son espace ? En effet, le rapport entre l’humain et l’animal n’est pas toujours policé, notamment dans le contemporain qui essuie de nombreuses réprimandes. Loin d’être toujours critique sur le traitement animalier, on y retrouve parfois des gestes violents voire immoraux. La science avançant, aujourd’hui il est possible de créer des monstres chimériques, semblables à des sculptures que l’on pourrait retrouver dans un cabinet de monstruosités.

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Xiao Yu, Ruan, tête de foeutus, corps de mouette, yeux de lapin, 2001. Crédit : Xiao Yu

La tête de fœtus humain agrémentée d’yeux de lapin et fixée sur un corps de mouette de Xiao Yu, Ruan exprime cette idée. La transgression morale est parfaitement établie ici, ce que justifie le créateur puisqu’il dit vouloir dénoncer l’instrumentalisation du corps humain et les manipulations génétiques. Pourtant, lorsque son travail est exposé au Musée des Beaux-Arts de Berne en Suisse, il ne manque pas de faire un tollé. Pourquoi ? Parce que Ruan flirte avec la technoscience. Cette hybridation rend possible des expériences intolérables. De plus, la justification de Xiao Yu semble quelque peu bancale : montrer par l’exemple ce qu’on prétend dénoncer est paradoxal.

Toutefois, les artistes frauduleux existent en grand nombre. Choquer est pour certains devenu est rhétorique narrative, voire même un fond de commerce. Mais est-ce vraiment judicieux ? L’effet est pourtant bien là : le choc naissant de l’inacceptable, l’insoutenable pour le spectateur, il fait écho à la réalité de la condition animale au sein d’une humanité peu soucieuse du sort des autres espèces. Et sans doute est-ce bien là, la grande différence entre l’art depuis XXème siècle et celui du passé : la peinture pouvait poser question dans sa manière de représenter l’animal. Mais face à ce médium, le spectateur ne voyait que du fictif, oubliant parfois la réalité se cachant derrière.

L’animal que l’on utilise

La souffrance animale

Si la peinture ou le dessin peuvent illustrer la mort, la chasse ou l’abattage, le ressenti est sans doute moins fort que lorsqu’il s’agit de véritables animaux. Dès lors, deux questions provocantes mais utiles, se posent : était-il plus valable de tuer pour l’art que de le faire pour manger ? Et puis, qu’est-ce que cette mort implique ?

D’abord, et pour évacuer cet aspect, la valeur monétaire entre les deux est bien différente : les agriculteurs touchent moins que certains artistes. Mais toujours moins que les animaux eux-mêmes, forcément. Toutefois, est-ce que l’art (au sens large) a une responsabilité éthique ou moral envers le consommateur (ici spectateur) ? Pour essayer de trancher, mettons en parallèle deux exemples. Le premier est de Guillermo “Habacuc” Vargas : en 2007, il fait « Eres Lo Que Lees  » (vous êtes ce que vous lisez), installation dans une galerie consistant à attacher un chien et le laisser mourir de faim. Pour continuer dans l’axe morbide et absurde, il écrit le titre sur un mur avec de la nourriture pour canidé. Autrement dit nous sommes, nous spectateur, de la bouffe pour chien. Le second est celui de Marco Evaristti, Helena. Placés dans un mixeur, dix poissons rouges tournent, attendant leur sentence.

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Guillermo Vargas, « Exposición No.1, » 2007. Galerie Códice, Managua, Nicaragua

Plusieurs aspects sont intéressants dans ces installations. D’abord, la responsabilité des gens : celle de l’artiste, du personnel de la galerie mais aussi du spectateur. Les premiers, habitués à ces mises en scène dans l’art, auront tendance à cautionner et accepter le geste violent, contrairement aux spectateurs qui exprimeront leur désaccord : les deux spectacles étant basés sur la torture, ils ont été fermement condamnés à l’aide de pétitions et de plaintes. Dans ces exemples, la réaction du spectateur est donc bien plus intéressante que la proposition artistique. En effet, si le chien a remporté toutes les attentions, le cas des poissons rouges fut moins unanime. Pourtant, la torture y était bien présente : le robot était branché et soumis à l’interactivité du spectateur. Il ne tenait qu’à lui de le mettre en marche et de tuer, pour ainsi devenir un bourreau (au moins un spectateur-participant a appuyé sur le bouton).

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Marco Evaristti, Helena, 2000, photo Palle Hedemann/Scanpix Nordfoto

Bien qu’atroce, cette autre proposition a fait moins de bruit. Une organisation de défense animale a bien porté plainte mais l’artiste s’est vu acquitter par la Cour qui jugeait que les animaux ont été tués « instantanément » et « humainement » (nb : l’installation n’a suscité aucune résistance au Brésil, au Chili et en Argentine, contrairement au Danemark et à l’Autriche qui ont traduit l’artiste en justice). Ce jugement laisse donc entendre qu’il y aurait une manière humaine et non humaine (qui n’est pas pour autant animale) de tuer et d’exposer cette même mort. Le cas bien connu de Damien Hirst semble d’ailleurs exprimer ce raisonnement : dans Mother and Child Divided de 1993, il découpe en deux les corps d’une vache et de son veau, offrant au spectateur un parcours entre l’anatomie des animaux. Pas de doute possible, il y a ici maltraitance au nom de l’art puisque les animaux étaient arrivés vivants dans l’atelier de Hirst, changeant ce dernier en abattoir. Bien que la présentation finale reste aseptisée grâce aux bocaux remplis de formol, rappelant les laboratoires médicaux et musées d’histoire naturelle, difficile de fermer les yeux sur cette violence.

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Mother and Child (Divided) 1993 Two parts, each (cow): 1900 x 3225 x 1090 mm | 74.8 x 127 x 42.9 in | Two parts, each (calf): 1029 x 1689 x 625 mm | 40.5 x 66.5 x 24.6 in Glass, painted steel, silicone, acrylic, monofilament, stainless steel, cow, calf and formaldehyde solution Formaldehyde

Jouer le démiurge peut donc s’avérer outrageant, d’autant que là, la mort l’emporte sur la création. Ainsi donc toute violence n’est pas légitime, certaines étant considérées comme abjectes dès lors que la torture entre en jeu.

La dénonciation par la violence

Si les cas de violence dans l’art restent rares aujourd’hui, c’est parce que la réglementation et les droits des animaux ont bien changé. Lorsque des humains travaillent avec eux, ils doivent en assurer la bonne santé, le confort et le respect. Aucun ne doit être en souffrance durant, pendant ou après l’installation. Et l’art n’échappe pas à cette règle. Ainsi, est-il légitime et nécessaire de faire souffrir un animal au nom de la création ou du divertissement ? La réponse est clairement non (si ce débat vous intéresse, l’exemple de la corrida vous apportera sans doute des renseignements).

Revenons un instant sur le travail de Hirst : effectivement, le bienêtre des animaux est loin d’avoir été respecté ni même considéré. Mais n’est-ce pas là une pratique semblable à celle d’une boucherie et de l’élevage pour notre consommation ? Serait-ce donc un moyen pour l’artiste de critiquer le système établi ? Dans This Little Piggy Went to Market, this Little Piggy Stayed Home et Some Comfort Gained from the Acceptance of the Inherent Lies in Everything, les questions liées à la marchandisation sont clairement soulevées par Hirst. Il y mettrait en scène des pratiques généralisées et quotidiennes. On en revient donc à la problématique de l’éthique de l’art : doit-il ou non, y en avoir une ?

Évidemment, cela n’excuse en rien le geste. Lorsque Evaristti propose aux spectateurs de mixer des poissons, il nous renvoie bien à nos propres pratiques ancestrales et toujours d’actualité : la chasse comme divertissement. Le but est aussi d’inviter à la réflexion sur la décision de tuer. D’ailleurs, les artistes ne sont pas les seuls à user de la violence pour mettre en évidence des habitudes excessives. On la retrouve chez les défenseurs des droits des animaux comme PETA.

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Catch/Caught, 2007 Vintage Recycled Taxidermy With Mixed Media © Angela singer

De toutes les pratiques dont l’objectif est de critiquer et défendre les droits des animaux, une est particulièrement intéressante : botched taxidermy, la taxidermie sabotée. Angela Singer, artiste et militante, s’est faite connaître grâce à ses De-trophy, sculptures exhibant les mutilations que les humains infligent aux autres. Et ce que le taxidermiste cherche normalement à cacher, elle le montre poétiquement avec des boutons rouges et des perles représentant de façon délibérément réaliste, la chair à vif, des entrailles, et des coulées de sang.

Ainsi, dénoncer la violence par la violence est un procédé largement répandu. Le choc que celui-ci provoque devrait, semble-t-il, faire naître en le spectateur une prise de conscience révoltante. À nous, donc, de faire l’effort de construire un discours autour…

Mondrian L

a question de l’animal dans ces créations pose donc fatalement celle de l’exploitation, qu’elle le soit pour le divertissement ou pour critiquer. En effet, l’art vient mettre sous nos yeux une chose que tout le monde sait : le traitement des animaux dépend aussi, de la relation que nous entretenons avec certaines espèces. Par le malaise, la violence, il nous pousse à remettre en question notre relation avec la faune. Mais pour cela, faut-il que l’art s’arroge de l’éthique et de la morale ? C’est sans doute là, la difficulté de cette question : touchant aussi à notre sensible, nos croyances, nos coutumes et traditions, les passions se déchaînent.
Des artistes (surtout contemporains) tentent alors de jouer le rôle du révélateur et de briser ce que les militants nomment “hypocrisie”. Le tout est de savoir si cela fonctionne…

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