Capter l’instant, photographier le temps

Comme toute invention, celle de la photographie est une aventure collective dont l’histoire s’est chargée d’isoler quelques figures telles que Louis Daguerre et William Henry Fox Talbot. Officiellement inventée en 1839, c’est néanmoins sans réels manifestes et après peu d’événements fondateurs que la photographie occupe, de nos jours, une place centrale dans les galeries et expositions d’art contemporain. Pourtant, l’enthousiasme pour la photographie étant bien réel et ne s’étant jamais essoufflé jusqu’à aujourd’hui, on peut donc constater que l’image reproductible n’a cessé d’inspirer les photographes de par son inéluctabilité.
Piège à souvenirs ou allégorie de la fuite du temps, l’épreuve photographique déchaîne les passions au sein de la sphère artistique qui voit en ce memento mori moderne le moyen de dérober un centième de seconde à l’éternité implacable. Aussi, nombreux sont les artistes à exploiter la question du temps dans leurs productions.
Toutefois, comment saisir l’insaisissable ? Le visage fuyant du spectre temporel dont seules les traces du passage ne peuvent être perçues que par nos yeux d’humbles mortels ?

Les photographes de l’invisible

Qu’ils y adhèrent ou non, cette question de la photographie comme empreinte temporelle retient l’attention des photographes, lesquels pensent alors avoir trouvé le moyen de capter l’image du temps qui passe. Roman Opalka est peut-être l’un des premiers à réaliser cette prouesse, non sans une certaine ironie dans la mesure ou son parcours artistique fut d’abord celui d’un peintre. En photographiant son visage selon un protocole rigoureusement établi, l’artiste franco-polonais parvient à montrer subtilement les traces du temps à travers un ensemble de clichés. Pris successivement depuis près de 40 ans, ils sont exposés côte à côte. Intitulée « à l’infini », cette série reste, encore aujourd’hui, l’une des meilleures représentations d’un temps à la fois personnifié et emprisonné sous les traits de l’artiste en personne.

Roman Opalka - Opalka 1965-1 à l'infini, détails
Roman Opalka – Opalka 1965-1 à l’infini, détails
Adam Magyar - série Urban Flow, London, recorded time 46 sec, détail
Adam Magyar – série Urban Flow, London, recorded time 46 sec, détail

Adam Magyar lui, réalise des photographies panoramiques géantes grâce à un appareil qu’il a fabriqué et selon le principe de la « photo-finish » en athlétisme. En utilisant un scanner, l’artiste enregistre une bande verticale de 1 pixel plusieurs fois par seconde avant de les coller de manière à enregistrer le mouvement qui se produit devant le dispositif. On peut alors distinguer la course du temps qui passe de droite à gauche, les gens à droite ayant marché devant le scanner plusieurs minutes avant ceux de gauche, leur largeur étant modifiée par leur vitesse de déplacement. Pari réussi pour l’artiste hongrois qui, grâce à la photographie, a pu matérialiser le couple invisible formé par le temps et le mouvement dans sa série « Urban Flow ».

La tyrannie de l’instant juste

Souvent qualifiée de synthèse idéale d’une situation, la photographie, même dans ce qu’elle contient d’inéluctable, résulte de choix techniques et subjectifs complexes. Sont à prendre en compte, l’optique de l’appareil, l’objectif, la distance, l’angle de vue, les filtres ou les trucages réalisés qui dénoncent la croyance en la transparence qui peut exister entre un sujet et l’image qui en est donnée. Par ailleurs, tout ce qui est photographié n’est pas forcément vrai dans la mesure où il peut s’agir d’une composition fictive.

Joachim Schmid - Photogenetic Drafts, détail
Joachim Schmid – Photogenetic Drafts, détail

Avec ses collages d’images trouvées dans la rue, Joachim Schmid crée l’illusion du vrai et opère un raccourci flagrant sur les ravages du temps. Rapprochant deux clichés distincts, la série « Photogenetic Drafts » parvient donc à duper le spectateur, convaincu qu’il s’agit d’une seule et même personne saisie à deux âges différents.

Mais, si l’on ne peut se fier à ce que représente une photographie, de quel tempo parle-t-on alors ? De cet arrêt sur image que cherchent à capter les reporters ou, à l’inverse, de la fuite du temps ? Prise indépendamment, cette interrogation teste les limites mêmes de l’épreuve photographique dans sa capacité à enregistrer les temps morts. Ainsi, plusieurs artistes comme Dieter Appelt, ont choisi de présenter leurs productions sous la forme de suites et de séquences.

Dieter Appelt - La tache que laisse le souffle sur le miroir
Dieter Appelt – La tache que laisse le souffle sur le miroir

Elina Brotherus, par exemple, a eu l’idée ingénieuse de se photographier face au miroir embué de sa salle de bain, proposant une suite d’images dans laquelle son reflet apparaît progressivement sur la vitre, à la manière d’une photographie sortant d’un bain révélateur. En plus de dresser un parallèle intéressant entre la condition du sujet et celle de la photo en tant qu’objet, celle-ci réactualise a contrario, l’œuvre de son prédécesseur.

Elina Brotherus - Le Miroir
Elina Brotherus – Le Miroir

La question du souvenir

De la douleur d’un deuil capturée pour l’éternité à la conservation des visages dans un album de famille, la photographie, tel un sablier de nos actions passées, permet d’aborder sensiblement la question du souvenir. En effet, rares sont les médias capables de figer avec une telle exactitude les sentiments liés à une situation précise. Pourtant, bien que l’épreuve photographique reste le témoin privilégié de nos souvenirs, celle-ci reste vulnérable aux altérations qu’opère le temps sur la mémoire humaine.

Jordan Tiberio - Lacuna project, détail suite
Jordan Tiberio – Lacuna project, détail suite

À travers sa série de photos « Lacuna », Jordan Tiberio observe ainsi la dégradation de notre mémoire, en particulier en ce qui concerne les souvenirs amoureux. Et pour illustrer ses réflexions en images, la photographe new-yorkaise choisit de jouer avec la double exposition et le noir & blanc afin de donner l’impression que ses sujets sont en voie de disparition. Des « fantômes » donc, attestant de l’œuvre du temps et qui laissent place à des fantasmes que la mémoire endolorie essaye de (re)créer dans une tentative visant la reconstitution de chaque instant perdu.

 

Jordan Tiberio - Lacuna Project, détail
Jordan Tiberio – Lacuna Project, détail

Explorant également la complexité des émotions ressentis face à l’étiolement des souvenirs de jeunesse, Carolle Benitah propose une série introspective axée sur ses origines et la représentation de son passé. Intitulée « Souvenirs », l’œuvre de l’artiste marocaine, brodée de fils rouges, révèle alors le fil d’Ariane complexe reliant l’individu à son histoire et le temps que celle-ci a mis pour se tisser.

Carolle Benitah - Souvenirs
Carolle Benitah – Souvenirs

Si, à l’heure du numérique, la photographie tend à se perdre dans l’anonymat des images superficiellement captées via les téléphones portables, elle reste plus que jamais présente dans notre société. Le rapport au temps, lui, demeure inchangé malgré l’accélération massive des nouvelles technologies. Une preuve de plus que les émotions, aussi désespérément humaines soient-elles, résistent à l’avènement de la blogosphère… Mais pour combien de temps encore ?

Marion Spataro

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