[DOSSIER] La photographie spirite

Mondrian L

’automne est là, avec ses nuits qui s’allongent et surtout, la période d’Halloween. C’est donc traditionnellement l’époque favorite des amateurs de films d’horreur et de tous ceux qui ont un penchant pour l’occulte ou le paranormal. On a d’ailleurs tous en tête des histoires de fantômes entendues durant notre enfance, entre la dame blanche et les esprits frappeurs. Aujourd’hui, les esprits sont pleinement intégrés à l’imaginaire collectif, tant visuellement par le biais du cinéma, que dans la littérature et les récits populaires. Ce goût du paranormal a pris sa source au XIXe siècle, dans une période d’inquiétudes populaires qui a suscité une grande mode de l’occulte. C’est dans ce contexte qu’a été inventée la photographie, avec sa capacité d’enregistrement d’éléments invisibles. Elle a légitimement beaucoup intrigué le public, étant vue par beaucoup comme un moyen de prouver l’existence d’entités surnaturelles. Certains ont donc rapidement cherché à capturer l’image de fantômes. Il s’agit d’un type de clichés particulièrement original, qui intrigue encore aujourd’hui. Pour mieux les comprendre, il sera d’abord question de l’installation de l’occulte au XIXe siècle. J’évoquerais ensuite ces photographies dites “spirites” : qui étaient les photographes férus de paranormal, et que reste-t-il de leurs clichés ?

Une siècle de bouleversements

Le XIXe siècle est considéré comme emprunt de rationalisme, du fait de ses nombreuses avancées scientifiques et technologiques. Comment expliquer qu’il s’agisse aussi de celui qui a vu naître le plus d’adeptes du paranormal ? D’abord, le fait qu’il débute après la Révolution française et la Terreur est essentiel : ces épisodes ont profondément marqué les mentalités populaires, tout comme les guerres et batailles qui ont jalonné les premières décennies du siècle. Ensuite, les populations ont également été choquées par les multiples changements de régime politique qui ont ponctué la période. Dans son Histoire des Maisons Hantées, Stéphanie Sauget, historienne, constate justement que le phénomène d’apparition des maisons hantées est allé de paire avec ces changements politiques brutaux. L’évolution fulgurante de l’imprimerie a permis à la presse de se développer durant le siècle, offrant à la population un accès simplifié à la connaissance de ces troubles. Il semble donc que ce soient d’abord ces peurs, qui aient poussé la société à s’intéresser aux phénomènes occultes en général, et au spiritisme en particulier. L’idée de pouvoir s’adresser aux morts avait un effet rassurant : il devenait possible de les revoir et donc de rendre le deuil moins difficile.

Masque mortuaire de Paul Verlaine, par Meoni, 1896
Masque mortuaire de Paul Verlaine, 1896, Paris, Musée Rodin.

Cette mode s’explique également par la forte présence de la mort dans le quotidien de l’époque. Il était courant de mouler des masques mortuaires sur le visage de personnalités après leur décès. Cette forme de fétichisme morbide n’était pas surprenante : on conservait des ossements ou des cheveux de proches dans des amulettes. Au même moment, la morgue de Paris était très visitée, et on enregistrait beaucoup de clichés post-mortem. L’appareil photographique était donc déjà lié à la représentation de personnes décédées et la population semblait prête à croire à l’apparition visuelle des esprits, puisqu’elle avait foi en la capacité scientifique du dispositif.

La photographie spirite

Au départ, l’accident

La photographie spirite est née par hasard aux Etats-Unis, un jour de 1861. Un photographe appelé William Mumler a vu apparaître une jeune femme floue derrière lui, sur un de ses autoportraits. Après avoir compris qu’il s’agissait d’une erreur de sa part, et qu’il avait simplement mal nettoyé sa plaque photographique, il a montré le cliché à des amis pour s’amuser de cet effet étonnant. Peu après, l’image a été publiée à son insu, et vue immédiatement par les croyants spiritualistes comme étant la première photographie d’un esprit. Mumler s’est alors saisi de cette reconnaissance pour devenir officiellement photographe spirite. Il a mis en place un fonctionnement complexe, qui lui permettait d’avoir des informations sur l’apparence physique des esprits « attendus », avec l’aide de sa femme. Il utilisait ensuite une plaque sur laquelle figurait le cliché d’une personne partiellement effacé, à la description approchant celle rapportée par sa femme, pour utiliser la technique de la double exposition. Il ne garantissait pas le résultat, et faisait parfois un simple portrait sans « esprit ». Il a rapidement gagné en célébrité, son studio devenant très prisé, puisque même la veuve du président Abraham Lincoln (ci-dessous, à droite) y est venue se faire photographier avec l’esprit de son époux.

 

Mais il a été démasqué en 1869, année qui fut également celle de son procès. Il a eu la chance d’être acquitté, mais a tout de même perdu son crédit avec ces accusations, tout comme la photographie dite “spirite” aux Etats Unis de manière générale.

La vogue française

C’est pourtant après cet événement que la pratique est arrivée en Europe. Ce retard est notamment dû à la méfiance d’Allan Kardec, le fondateur du mouvement spirite en France. Il définissait sa doctrine comme professant la survivance de l’esprit après la mort, admettant la possibilité d’une communication avec l’au-delà. Mais en entendant parler des photographies américaines dans les années 1860, Kardec a craint qu’il ne s’agisse de faux clichés qui auraient discrédité le mouvement. Il a donc fallu attendre sa mort en 1869, l’année du procès américain, pour le voir remplacé par Pierre-Gaëtan Leymarie. Ce changement ayant fragilisé la doctrine, ce dernier s’est mis à rechercher un moyen de rendre la communication avec l’au-delà plus scientifique et crédible. Très rapidement, il a vu la photographie comme l’instrument idéal de son projet de

Revue Spirite, Une du numéro de juin 1874 avec une photographie spirite. Source et (C.) Centre Spirite Lyonnais
Revue Spirite, Une du numéro de juin 1874 avec une photographie spirite. Source et (C.) Centre Spirite Lyonnais

rationalisation du spiritisme. Dès 1870, on a donc pu retrouver des reproductions de photographies spirites dans les numéros de la Revue Spirite, qui était largement distribuée en France. Fort de ce succès éditorial et de la recrudescence d’adeptes, Leymarie a commencé à chercher un photographe spirite “officiel”, qu’il a trouvé en la personne de Jean Buguet.
Ce dernier s’est lancé à partir de 1873, à Paris, en donnant des allures de plus en plus rituelles à ses séances de photographies pour gagner en crédibilité. Son chiffre d’affaire a immédiatement explosé, lançant une grande mode spirite à Paris. Ses clichés rappellent ceux de Mumler, et sont techniquement tout aussi intéressants. Pour que ses “revenants” ressemblent plus aux personnes recherchées par les clients, Buguet réalisait systématiquement deux clichés. Sur le premier, il préparait un mannequin affublé d’un portrait rassemblant les détails physiques glanés par son assistante dans la salle d’attente. Il réutilisait ensuite la même plaque pour prendre ses clients en photographie.

Cependant, son enrichissement rapide et le nombre de ses clients ont aussi attiré l’attention des autorités, qui cherchaient des moyens de freiner l’expansion du spiritisme. En 1875, après une enquête de la préfecture de police de Paris, Buguet a été arrêté en flagrant délit pour escroquerie. Leymarie l’a également été durant le procès des spirites, qui a fait beaucoup de bruit à l’époque. Tous les accusés ont été condamnés, discréditant le mouvement. Cette situation rappelle encore celle vécue par l’américain Mumler, mais elle est en réalité très différente : Buguet a avoué sa faute dès les premiers instants du procès, racontant aux jurés son mode opératoire dans le détail, ridiculisant donc Leymarie et les spirites. Et surtout, Buguet a rouvert son studio dès sa sortie de prison, pour proposer à ses clients de fausses photographies de fantômes, clairement humoristiques. De cette manière, l’opérateur a tourné la page de la photographie spirite de conviction, pour ouvrir la voie à un nouveau type de représentations tout aussi populaire.

La photographie “anti-spirite” amusante

En France, après 1875, la photographie spirite est donc devenue essentiellement récréative et humoristique. On sait que certains croyants ont continué à effectuer des recherches visuelles autour des esprits, mais il s’agit de cas isolés. L’initiative de Buguet a joué un rôle essentiel dans ce basculement de la pratique, conjugué à la démocratisation de la photographie. Dans les années 1880, l’appareil photographique est effectivement devenu accessible aux amateurs, grâce à l’invention du gélatino-bromure d’argent, qui a raccourci le temps de pose et réduit la taille du dispositif. De nombreux manuels de récréation photographique ont été publiés, encourageant l’utilisation de l’appareil de façon divertissante.

Les photographies “anti-spirites” de Jean Buguet sont particulièrement intéressantes, puisqu’il y a repris et détourné de manière professionnelle tous les codes de la photographie spirite. Des titres aux objets mis en scènes, tout assène des coups aux adeptes spirites. C’est par exemple le cas dans une photographie intitulée Esprit de Paganini (ci-dessous).

Jean Buguet, Photographie anti-spirite, Esprit de Paganini, fin juin 1875.
Jean Buguet, Photographie anti-spirite, Esprit de Paganini, épreuve sur papier albuminé, carte cabinet, 15 x 10,5 cm, fin juin 1875, Paris, BNF.

On y voit Buguet assis à une table, un livre entre les mains. Cette pose était fréquente dans les photographies spirites, tout comme la présence d’un crâne sur la table au centre de l’image. Ce dernier semble surmonter le corps d’un oiseau, figuré en blanc, qui serait également un spectre. A l’arrière plan on peut voir un personnage drapé et affublé de cornes : ces attributs en font une parodie du diable, qui joue du violon. Cela le désigne comme étant Paganini, un célèbre joueur du même instrument, décédé en 1840. La posture de l’esprit est menaçante, puisqu’il semble prêt à frapper avec son archet. Buguet se moque directement des photographies d’esprits de célébrités bienveillantes, que l’on rencontre dans les photographies de conviction.

Chez les amateurs, la parodie était généralement plus simple, puisque l’idée était souvent de figurer un fantôme anonyme. Ces clichés sont souvent privés, il est donc assez difficile de les étudier car ils appartiennent à des collections familiales. On dispose cependant de l’exemple d’un amateur largement reconnu, avec Jacques Henri Lartigue qui s’est amusé à prendre son frère costumé en fantôme alors qu’il n’avait que 11 ans.

Jacques Henri Lartigue, Mon frère Zissou en fantome, Villa les Marronniers, Chatel Guyon, 1905
Jacques Henri Lartigue, Mon frère Zissou en fantome, Villa les Marronniers, Chatel Guyon, 1905. 5,1 x 6,4 cm, épreuve gélatino-argentique.

Cet exemple d’image enregistrée par un enfant, ajouté au nombre de revues de l’époque qui détaillaient les trucages à employer, nous permet d’avoir une idée des clichés obtenus et de leur nombre. On peut donc affirmer que les différents aspects de l’histoire de la photographie spirite ont ancré durablement la figure du fantôme dans l’imaginaire collectif.

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inalement, que ce soit aux Etats Unis ou en France, la particularité de ces épisodes de photographies spirites tient à leur immense succès : il semble surprenant que tant de personnes aient pu croire à la réalité de ces images, alors même que les journaux contemporains les définissent comme incompatibles avec le « bon sens public ». Et n’oublions pas tous les autres types de photographies liées à l’occulte, qui ont suscité des engouements et participé à forger le paysage visuel du paranormal : ectoplasmes, médiums, tables tournantes, etc.

Ectoplasme lumineux entre les mains de la médium Eva Carrière, 1912, Photographie d'Albert von Schrenck-Notzing
Ectoplasme lumineux entre les mains de la médium Eva Carrière, 1912, Photographie d’Albert von Schrenck-Notzing

C’est bien un ensemble de circonstances historiques et sociales, qui ont encouragé la population à choisir de croire en ces apparitions rassurantes et réconfortantes durant des périodes difficiles. Et au delà des modes, il est certain que ces images ont joué un rôle essentiel dans la conception de l’imaginaire visuel contemporain.

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8 commentaires

  1. Bonjour,

    Merci beaucoup pour cette question très intéressante !
    Pour bien comprendre ces images, il faut faire la distinction entre les doctrines française et américaine, qui sont à l’origine des deux types de clichés de l’article. Les images se ressemblent, mais sont issues de croyances très différentes. Le spiritualisme américain est fondé sur la nature et la raison, part du principe que l’esprit est immortel, se régénère et rejoint un Dieu défini : la doctrine se veut donc tout autant scientifique que religieuse. On est loin de la croyance spirite française, qui ne se voulait pas religieuse mais bien philosophique, selon laquelle on pouvait communiquer avec les défunts. Lorsque les spiritualistes américains se sont penchés sur la photographie, c’était pour appuyer leurs théories et prouver l’existence des esprits sur terre. Le spiritisme français, de son côté, cherchait certes à rendre sa doctrine scientifique, mais surtout à voir et communiquer avec les morts.

    On ne peut donc pas établir les mêmes filiations contextuelles aux Etats-Unis et en France : les croyants français cherchaient à revoir leurs proches, tandis que les spiritualistes américains souhaitaient surtout prouver scientifiquement la présence d’esprits.
    Les parallèles entre ces images sont clairs, mais les situations restent différentes, tout comme leurs influences. Et si vous avez envie de creuser la question américaine, Stéphanie Sauget (historienne spécialiste des maisons hantées) estime que ce sont les anciennes colonies britanniques qui ont vu naître ces croyances au Nord-Est des Etats-Unis : c’est dans l’histoire sociale de ces régions qu’il faudrait se pencher pour connaître précisément le contexte américain !

    Cordialement,

    Céline Giraud

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  2. Bonjour pour cet article très intéressant et complet sur la naissance de la photo spirite qui arrive à propos. J’aimerais avoir un éclaircissement sur les conditions de naissance de la photo spirite, vous établissez un rapport entre le contexte politique mouvant en France comme favorisant cette naissance alors que la photo spirite est née aux Etats-Unis. Est-ce que le contexte politique de guerre de sécession par exemple a eu aussi un effet sur cette naissance?

    Cordialement

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