L’union des arts
esamtkunstwerk, voilà le nom d’un concept barbare qui ne vous dit probablement rien. Et pourtant, vous le connaissez peut-être bien ! Traduit en français par « art total », il a été inventé au XIXème siècle par le romantique allemand Otto Philip Runge et popularisé par un artiste non moins connu : Richard Wagner. Défini comme une production totalisante qui a pour vocation d’exprimer l’unité de la vie, ce courant pourrait être symbolisé par son métissage simultané des médiums et des pratiques artistiques.
Remis au goût du jour au XXème siècle par les Avant-gardes, ce concept définissait en grande partie l’état d’esprit dans lequel se trouvaient les artistes de ces années riches historiquement. Évoluant au rythme des deux guerres mondiales et des nombreuses autres, certains, notamment européens, étaient conditionnés pour repenser leurs pratiques. Ils poussèrent à l’extrême les capacités de l’art, lui enlevant son unicité par la sérialité, épurant les toiles de simples traits, pensant la musique comme tonale.

La rupture avec les techniques classiques devait être franche afin de relancer la machine rhétorique de l’artiste. La création plastique se devait d’être hybride, joindre l’architecture au design, à la danse et à la musique.
L’élan de nouveauté offert par le métissage de l’art total lui conférait un souffle inédit : les combinaisons étaient imprévisibles, libres et porteuses d’une culture riche et diversifiée. Ainsi, le concept était séduisant pour un grand nombre d’artistes d’avant-garde, dont les mouvements se voulaient réformateurs du classicisme. Il était tellement fort qu’on pouvait même en retrouver des traces dans des créations éloignées du “totalisant”, notamment en Europe. Ainsi, dès 1909, le futuriste italien Marinetti s’entourait de musiciens, dramaturges, poètes, plasticiens et architectes pour revendiquer une nouvelle ère ; les artistes partaient en quête de ce qui devait être l’union des arts pour l’homme.
Pour une utopie sociale
L’art ne sera plus le plaisir de quelques-uns, mais le bonheur et la vie des masses. L’union des arts sous l’égide d’une grande architecture, voilà notre but
Walter Gropius pour le Bauhaus.
La vocation du total n’est pas seulement artistique, elle est également sociale : l’art devait se fondre à la vie, transcendant les barrières socio-culturelles. Suivant ce principe, des mouvements fondateurs de l’avant-garde allaient se développer tels que le Bauhaus (qui n’est autre qu’une synthèse entre les arts et l’architecture) en 1919 à Weimar, ou encore De Stijl en 1917. Gropius, membre constitutif important du premier courant, donnait d’ailleurs les éléments clés de la réforme de l’art : il n’était plus destiné à quelques uns mais bien à la masse. Il ne devait plus seulement être un plaisir pour les yeux ou l’intellect mais se devait de répondre à des exigences de la vie de l’humain. Et ces exigences pouvaient parfaitement être matérielles !

L’espace urbain, la vie quotidienne étaient alors plus que des enjeux : ils étaient des états d’esprit. La ville était présentée comme la grande œuvre de l’humain moderne, dont Le Corbusier se ferait aussi porte parole en bâtissant avec ses équipes, des immeubles-villes constitués d’appartements, de rues, d’une école, piscine, salle de spectacle et de magasins.
Raisonnés comme un grand tout, l’architecte élabora même des meubles particuliers aux appartements, adaptés à la vie supposée des nouvelles classes populaires : le confort devait être simple mais ergonomique, la vie pratique et optimisée. Une échelle de mesure avait même été inventée, basée sur la taille moyenne d’un humain, afin de rendre encore plus juste l’expérience de l’habitation.
Ainsi, l’architecture, le design et le décorum graphique devaient servir l’habitant. L’histoire ne manque pas d’exemples de ce type de préoccupation, joignant l’utilitaire à l’artistique. De grands noms de l’histoire de l’art s’y sont penchés comme Vassily Kandinsky avec ses vaisselles peintes, Anni Albers avec ses tissages, Marcel Breuer et son mobilier. Fruits de nombreuses recherches et expérimentations, ces produits sont aussi significatifs du nouveau rapport aux objets et aux constructions de la vie moderne. Les préoccupations sociales du XXème siècle n’ont pu être tous les jours légères ; le rapport aux objets dut changer.
Dans le concept d’art total se décèle donc celui d’un langage universel des arts, que tout le monde puisse comprendre et dans lequel personne ne serait laissé-pour-compte. Piet Mondrian en vient même à inventer une “nouvelle plastique abstraite”, teintée d’utopie, ouvrant les portes d’un monde spirituel et ésotérique qui lui était alors familier. Concentré sur une facture simple, des couleurs pures et primaires, une combinaison de lignes droites s’entrecroisant, l’artiste voulait exprimer les oppositions et les rencontres de l’univers.

Cette idée que l’art pouvait bâtir une nouvelle société repensait les manières conventionnelles de faire et de montrer les créations elles-mêmes. Il ne s’agissait plus seulement de fabriquer pour le plus grand nombre mais de le faire en analysant les rapports entre l’œuvre et l’humain. À ce moment, l’art répondait d’abord à la nécessité, ce qui pouvait être contradictoire avec le fantasme et la vocation purement intellectuelle présupposés auparavant. Ainsi, l’art dit “officiel”, présenté dans les musées et salons, limitait de plus en plus certains artistes, qui s’étaient déjà soulevés contre lui en instaurant les fameux Salons des Refusés. Et lorsque Duchamp essuyait ce même refus en 1917 avec son Urinoir, une nouvelle ère naissait dans le milieu de l’art.
Hors les murs
Le tout est art
Le concept wagnérien a nourri plus d’une réflexion artistique au point de dévier de sa première trajectoire métissée : de l’art total au tout est art, il semble qu’il n’y avait qu’un pas pour certains créateurs. Le champ des possibles avait été ouvert au XIXème siècle, alors pourquoi ne pas en profiter pour repousser toujours plus les limites de l’art ?
Si les musées avaient été critiqués pour leur conventionnalisme, les perspectives de créations étaient devenues infinies : nul besoin de peinture, de chevalet, de modèle pour faire de l’art, un artiste suffisait. Comme on l’a vu avec le Bauhaus, le lieu de création ou d’exposition n’avait plus de sacralité étant donné que l’art se trouvait aussi dans le quotidien : ainsi, logiquement, l’espace urbain offrait une nouvelle esthétique faisant résonner certaines problématiques sociales (relogement, pauvreté, accès à la culture et au confort, etc.) plus fortement. Le travail exprimé sur le forum, l’agora, la place publique, se libérait de l’ »art pur” pour devenir politique. L’espace de vie participait aux réflexions des artistes, qui ne le subissaient pas mais le faisaient participer comme s’il était un grand théâtre à ciel ouvert.

Une tasse, un meuble, un vêtement pouvaient répondre à la définition de l’art. Pourquoi ? Parce que l’artiste l’avait décidé, et non plus quelques conservateurs, critiques ou professionnels du milieu. Les possibilités de création étaient alors vertigineuses !
Et pour que cela soit possible, il faut mesurer l’importance de l’intention. Mouvant intérieurement la volonté de l’artiste, elle permet de mettre en branle les premières étapes fondatrices de toutes actions : Ben Vautier, artiste Fluxus influencé par les travaux de Duchamp ou encore Brecht, en a montré des résultats intéressants.
Dans le cadre de performances, cet artiste suggéra une série de gestes et d’actions, tous plus banals les uns des autres. Parmi ceux-ci, il proposa de signer des objets, des peintures d’autres artistes, ou encore des gens, pour en faire des œuvres d’art. Ainsi, ce simple autographe, loin d’être anodin, permet à Ben de s’approprier une chose qu’il n’a pas faite, comme Duchamp l’avait d’ailleurs déjà exploité avec ses Ready-made. La signature est donc un véritable moyen de revendication de paternité ou maternité d’une œuvre, et fait même partie des éléments authentifiant le propriétaire de ladite œuvre. Venant s’apposer dans une touche finale, elle n’en reste pas moins importante, voire primordiale : ainsi le geste de Ben n’est pas à réduire au simple gribouillage, mais bien à rattacher à l’intention fondamentale et nécessaire au produit final.
Que nous révèle donc cet acte ? Que l’intention de créer est plus forte que l’œuvre elle-même. Et seul l’artiste véritable en est capable : il ne suffit pas de faire mais d’avoir la volonté profonde de le faire. Dès lors, le pied de nez à ce concept fort était de tout s’approprier et de faire de ce tout, une œuvre d’art.

Pour un anéantissement de l’art et un avènement politique ?
Le principe du “tout est œuvre” pourrait pousser notre réflexion sur les limites même de ce type de création, nous faisant toucher du doigt le problème majeur du concept : si tout est art alors l’art n’est plus. Ou en tout cas plus rien de particulier. En effet, il semble difficile de réussir à différencier un objet d’un autre comme faisant plus ou moins partie de la grande famille des arts.
Il faut aussi comprendre que le concept d’art total a séduit tant d’artistes que nous pouvons le retrouver un peu dans chaque création. C’est à se demander si cette répétition ne tiendrait pas parfois de l’excuse, afin d’évoquer la fameuse utopie sociale à laquelle se référaient les premiers artistes wagnériens. Dans un catalogue d’exposition sur Kurt Schwitters, Harald Szeemann, important théoricien témoignant du XX siècle, écrit : « [L’œuvre d’art totale] a été notion mythique des récits de soirée au coin du feu […] Il y a des œuvres d’art totale partout où l’on va, partout où l’on regarde. A perte de vue. ».1 Cette anecdote révèle le caractère récurrent du concept mais aussi son épuisement intellectuel. En effet, l’art total étant exigeant, construit par une pensée philosophique, morale et intellectuelle, il pouvait aussi être pris comme une bonne caution culturelle.
L’autre critique que nous pourrions soulever est la dérive malheureusement bien connue du totalitarisme. En effet, comme dit précédemment, une des exigences de création dans ce courant, allait souvent de pair avec programme plus politique remettant en cause les pouvoirs établis et les actions gouvernementales. Que cet aspect soit conscient ou non, il reste intrinsèque au concept wagnérien : la valeur de l’unité n’est pas qu’un effet de style. Chaque fois qu’un désir d’œuvre totale était énoncé, le rassemblement du peuple était non seulement un objectif mais une condition favorable à la création. On décèle donc bien une harmonie sociale chez ces artistes du “total”, présentés alors comme des réconciliateurs du peuple avec la politique. Il en est d’ailleurs déjà question dans les textes théoriques développés par Wagner qui espérait l’art comme “la religion vivante représentée” reliant le peuple avec l’art. Le créateur y est présenté comme un modèle pour l’humanité contribuant activement à la société future (il faut garder à l’esprit le contexte durant lequel Wagner développe son concept : en 1880, l’empire prussien est dans les mains de Bismarck). Et soixante-dix ans après Wagner, les Avant-gardes prônaient encore ces idées. Les schémas étaient ressemblants et teintés par les mêmes contextes post-révolutionnaires et utopiques. À la différence que l’unité devait davantage être celle des peuples que celle des arts. Ainsi, plus le concept wagnérien devenait une notion, plus la recherche menait vers celle de l’humain entier.
Enfin, un autre travers dans lequel tomberait l’art total est celui de l’uniforme, voire du conforme. Supposant une même marche, les artistes devaient produire pour une seule cause. Mais alors, que devenaient les productions plus esthétiques, naïves ou même les plaisirs ? Hannah Arendt expliquait d’ailleurs très bien ce risque comme la confusion entre le fait et la fiction : ici entre la société à multiples facettes et le fantasme de l’unique. D’où l’importance de l’utopie comme outil à penser qui protège de toutes dérives, mais offre la possibilité de faire de l’humain un individu mieux éclairé.
e concept wagnérien d’art total a donc traversé les époques et les artistes depuis

son émergence au XIXe siècle. Peut-être n’est-il même devenu qu’une simple notion dans certaines créations : les créateurs s’en seraient approprié les grandes lignes pour changer les manières de faire, en dénaturant, parfois, l’idée développée initialement.
À une époque, l’art total a permis à des artistes tels que Duchamp, Ben ou Kandinsky de s’échapper du “cube blanc”, événement nécessaire pour faire revenir l’art à l’endroit où il était prédestiné : la cité. L’espace urbain devenait donc sémantique, ouvrant le concept wagnérien à celui d’art pour tous.
1.Harald Szemann, Kurt Schwitters, catalogue de l’exposition, Centre Pompidou, p. 372
[…] étant une gigantesque sculpture. On y retrouve un mélange des genres artistiques qui rappelle le concept du Gesamtkunstwerk, ou art total. Dans le cas de l’art total, l’artiste conçoit ses propres mythologies, auxquelles l’oeuvre […]
J’aimeJ’aime