Sujet peu traité par les ouvrages et articles d’histoire de l’art, en particulier en France (pays cartésien par excellence), l’art féerique victorien émergeant à partir des années 1830, institue pourtant les bases de genres et de thèmes artistiques fortement représentés dans la culture populaire actuelle. Et pourtant, à imaginer l’époque victorienne, on pourrait se laisser tenter à visualiser une ère de rigidité morale et de rationalisme absolu, peu propice au développement d’un art de la légèreté et du rêve. En effet, il s’agit bel et bien d’une période portant la morale civilisatrice et le matérialisme au rang de valeurs reines. Ce positivisme rationnel atteignant toutes les disciplines scientifiques et artistiques, suscite un idéal du progrès de la civilisation par le travail de la rationalité couplée à la rigueur morale. Le discours socialement valorisé est ainsi sans appel : hors de question de céder aux fantasmes, à la rêverie ou aux idées enfantines dénuées de la morale que la civilisation inculque à tout être humain en devenir, et l’incite à entretenir tout au long de l’existence.
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Fairy lovers in a bird’s nest, John Anster Fitzgerald, 1860
L’imaginaire fantastique vs le moralisme matérialiste
Pourtant, un nombre croissant d’artistes et d’écrivains, lassés par cette course à la raison froide et impersonnelle, développent une fascination pour les sujets liés à l’imaginaire, à l’évasion par le merveilleux et à l’irrationnel. Ils se tournent alors vers l’univers des contes, des légendes et du folklore afin de coucher sur la toile des univers peuplés de créatures fantastiques : elfes, fées, gnomes, sirènes… Tous évoluent généralement dans un cadre bucolique et une ambiance éthérée, dans laquelle les humains ordinaires font souvent figure de voyageurs égarés, voire d’intrus. L’héritage du roman gothique de la fin du XVIIIe siècle est clairement perceptible dans cet intérêt marqué pour les mondes parallèles et les voyages fantasmagoriques. Mais l’obscurité et la noirceur de ces univers laissent ici la place à des mondes chatoyants, brumeux et enchanteurs.
Le développement d’une « culture de l’enfance » victorienne n’est sans doute pas pour rien dans l’émergence du genre : une conscience sociale du caractère spécifique de l’imaginaire enfantin, riche et curieux émerge, en particulier au sein des classes bourgeoises. Les injonctions moralisatrices, fortement empreintes de discours religieux afin de protéger ces esprits « fragiles » et « influençables », se couplent à l’émergence d’une littérature et d’un art illustratif. Pour autant, l’art féerique n’est pas uniquement destiné aux enfants : les adultes y voient un échappatoire vers un univers de rêve, voire de fantasme. De nombreuses œuvres féeriques sont ainsi notoirement inspirées du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, dans lequel elfes et fées occupent une place prépondérante. Des thèmes plus adultes, tels que l’érotisme ou la consommation de drogue (l’opium étant particulièrement concerné à cette époque), sont également suggérés par les artistes féeriques.
Des déclinaisons variées et une postérité solide
Le genre est ainsi marqué par un rejet global de la « mièvrerie moralisatrice » victorienne, et la volonté de proposer un monde d’évasion pour le spectateur. Le genre ne possède cependant pas de réelle unité stylistique, chaque artiste ayant marqué son empreinte unique. Les compositions riches et éthérées de Fitzgerald se distinguent, par exemple, assez nettement des œuvres plus sombres de Holst. Mais l’intérêt partagé pour les mondes parallèles et fantastiques, montre l’unité de ce courant. Pourtant, il n’atteignit jamais le degré de légitimité d’autres écoles, telles que le préraphaélisme ou le symbolisme, traitant de sujets voisins : glorification de l’esprit sur la matière, du rêve sur le réel, de la poésie sur la trivialité, etc. Il est possible d’imaginer que ces représentations, détachées de toute connotation savante et prônant un détachement du monde « réel », furent condamnées à porter les étiquettes de la frivolité et de la superficialité, là où les attentes académiques louaient davantage une forme de « gravité savante », un art incitant l’Homme à se situer dans le monde (de préférence dans les cadres établis socialement par la morale puritaine).

Pour autant, bien loin de dépérir, l’art féerique connut une postérité riche et encore vivace de nos jours. En effet il est possible d’identifier une seconde naissance avec l’émergence d’un genre littéraire spécifique durant la seconde moitié du XXème siècle : la fantasy. L’oeuvre littéraire colossale de Tolkien, dont Le Seigneur des Anneaux ou Le Silmarillion ne sont que des exemples, ressuscita les figures folkloriques anglo-saxonnes des Elfes, Nains et autres Semi-Hommes. Une nouvelle culture visuelle particulièrement appréciée des communautés de rôlistes et de « geeks », se développe ainsi autour de cet univers enchanteur, porté en image par des artistes tels que John Howe ou Alan Lee. A l’instar de l’art féerique d’antan, l’univers fantasy procure aujourd’hui un espace d’évasion là où le « monde réel », par un contexte socio-économique morose, semble offrir de moins en moins de réconfort.
