Objet : Chose solide considérée comme un tout, fabriquée par l’homme et destinée à un certain usage. (Encyclopédie Larousse)
n y réfléchissant bien, on pourrait dire que toute réalisation plastique est un objet d’art : un tableau est réalisé sur une toile, une sculpture utilise des matériaux. Mais dans ces cas, ces éléments servent de support et conditionnent la réalisation, ils ne sont pas l’oeuvre elle-même. C’est ce glissement, effectué par les artistes dès le début du siècle, qui nous intéresse aujourd’hui. L’arrivée de l’objet dans l’art est un des phénomènes les plus marquants du XXe siècle : le champ artistique a été envahi par la réalité et le quotidien. Les objets semblent avoir changé de valeur et de statut. On les retrouve maintenant dans chaque exposition ou foire d’art contemporain, ces derniers ressemblant à une ”brocante de luxe”, selon le site de vente d’oeuvres Artsper. Comment a eu lieu cette transformation, et quels ont été les nouveaux modes d’utilisation de l’objet dans le champ artistique ?
Sauter le pas
L’objet est historiquement lié à l’art. En plus d’en être le support, il traverse la tradition picturale dès l’antiquité avec la poterie et de nombreux autres éléments. Mais c’est au XVIe siècle que la nature morte émerge, posant la représentation de l’objet inanimé comme un genre à part entière. En 1912, c’est à ce type de réalisations que Braque et Picasso se sont attaqués, ouvrant la voie à des changements majeurs. Pour John Golding, ils ont donné le « coup le plus violent jamais asséné à la peinture traditionnelle » (1). Alors qu’ils avaient travaillé ensemble au cubisme dès 1907, les deux artistes ont poussé la recherche plus loin après que Braque ait acheté du papier peint au motif imitant le bois. Il a intégré ce matériau dans le tableau Compotier et verre (ci-dessous à gauche), en septembre 1912.
D’autres ont rapidement suivi, avec la célèbre Nature morte à la chaise cannée (à droite) de Picasso, sur laquelle on retrouve de la toile cirée imprimée et de véritables morceaux de corde. Ainsi, ils forçaient doucement la frontière entre objet manufacturé et oeuvre d’art. Cette rupture a ouvert la possibilité de créer par le simple agencement de matériaux préexistants. Ce geste sous entend que la technique classique n’est plus nécessaire, dès lors que le motif peut être récupéré dans le réel. Il s’agissait aussi d’un nouveau coup porté à la recherche du mimétisme dans l’art.
Au même moment, Giorgio de Chirico a apporté sa pierre à cette révolution. Il a mis en scène des objets du quotidien, dans une peinture au style et à la signature classiques. De cette manière, il a brisé les codes respectés par les genres en peinture : il ne s’agissait plus d’une nature morte, mais d’une forme de collage appliqué directement à la

peinture. Dans Chant d’amour, par exemple, différents objets banals sont mis ensembles sans logique apparente.
Contrairement à Picasso et plus tard Marcel Duchamp, chez Chirico le passé et la tradition artistique subsistent. Il est présent ici dans les arcades à l’italienne et le buste de l’Apollon du belvédère. Mais il est « contaminé » par le monde présent, avec ses objets en série et son industrialisation qu’on retrouve en arrière-plan. L’atmosphère reflète l’”inquiétante étrangeté” freudienne, et fait perdre leur utilité habituelle aux objets. En mêlant des éléments antiques à d’autres du quotidien, l’artiste cherchait à montrer le dialogue devenu impossible entre la société industrielle et les vestiges de l’humanisme.
Ces réalisations ont provoqué un premier soubresaut dans la tradition artistique de l’époque. Mais il restait encore un pas à franchir pour que l’objet manufacturé prenne le statut d’oeuvre d’art. Ce sont bien évidemment les ready-made de Marcel Duchamp qui ont déclenché le séisme préparé par Braque, Picasso et Chirico. Le premier, Roue de bicyclette, a été réalisé en 1913. L’artiste avait installé une roue de bicyclette sur un tabouret, pour la détourner de son usage. Puis en 1914, il a poussé le concept plus loin en achetant un porte-bouteille et en affirmant qu’il s’agissait d’une oeuvre, sans le transformer.

Par ce geste, Duchamp a remis en question les notions de création artistique et de savoir-faire qui faisaient traditionnellement la valeur de l’oeuvre. Il interrogeait aussi l’obligation du beau et de l’unique. Une rupture cruciale venait d’être marquée. C’est en 1917 que les ready-made ont commencé à être connus, avec l’urinoir retourné et baptisé Fontaine. Le scandale qui l’a rendu célèbre vient de sa présentation au salon des indépendants à New York. Le jury de ce même salon, dont Duchamp faisait partie, a refusé l’oeuvre qui avait été signée d’un pseudonyme. Dès ce moment, l’objet a pris une importance grandissante dans la création.
Entre sculpture et objet
L’ascension de l’objet dans la création artistique n’a pas été stoppée par la première Guerre Mondiale, bien au contraire. Le courant Dada est né de ses lendemains, d’un groupement d’artistes ayant la volonté de faire table rase sur le passé, tant artistique qu’historique. Il s’est littéralement bâti sur les ruines du pays, il n’est donc pas étonnant que ses artistes aient usé de l’ordure.
« Comme le pays était ruiné, par économie, je pris ce qui me tombait sous la main. On peut aussi créer avec des ordures et c’est ce que je fis, en les collant et les clouant ensemble. »
Kurt Schwitters (Catalogue d’exposition, L’ivresse du réel : l’objet dans l’art du XXe siècle, Carré d’art, Ed. de la Réunion des musées nationaux , 1993, p.12)

Ils ont donc exploré plus encore les frontières entre art et objet, en utilisant les rebuts de la société, rejetés et habituellement cachés. Les réalisations de Kurt Schwitters ont particulièrement attiré mon attention, puisqu’elles posaient aussi la question de la toute puissance de l’artiste. Son choix d’utiliser des objets abandonnés par la société montre une forme de provocation, puisqu’il a élevé la poubelle au rang d’art. Dans ses tableaux-Merz, l’artiste mêlait au hasard tous types d’objets.
Au même moment, un autre artiste Dada s’est distingué pour son usage des objets : Man Ray. Il illustre bien le glissement entre Dada et le surréalisme qui a eu lieu à ce moment là : au hasard, s’est ajoutée la dimension poétique dans les “objets pièges”.
Ils mêlent les principes du collage, du ready-made et du surréalisme. André Breton a d’ailleurs déclaré que les ready-made étaient les premiers objets surréalistes, réclamant une filiation directe entre leurs démarches. Pour lui, il s’agissait de l’« objectivation de l’activité de rêve, son passage dans la réalité ». C’est dans cette mouvance qu’on retrouve de nombreuses créations qui sont à mi-chemin entre la sculpture et l’objet, puisque les artistes jouaient avec leur fonction initiale et leur offraient une nouvelle utilité symbolique. C’est le cas, par exemple, du Loup-table de Victor Brauner, de la tasse en fourrure de Meret Oppenheim ou encore du téléphone homard de Salvador Dali. Chacun de ces objets pourrait sortir tout droit d’un rêve, et encourage l’imagination.

Quelques années plus tard, la Seconde Guerre mondiale a poussé les surréalistes à l’exil. Beaucoup se sont installés aux États-Unis, où leurs réalisations ont pris un nouveau tournant. On a vu naître une nouvelle génération de sculptures, assemblant des objets ordinaires dans le principe du « cadavre exquis ». Le hasard a repris ses droits, mais les œuvres possédaient tout de même une forme de sens. C’est le cas de la Tête de Taureau de Picasso, réalisée en 1942 avec une selle et un guidon de vélo. On retrouve également les créations de Max Ernst, qui réalisait des créatures issues de moulages en plâtre d’objets de son quotidien. Le surréalisme a donc apporté une forme de jeu avec l’objet, qui devient la base de la création, mais ouvre aussi la porte à de nombreux réemplois.
Diversifier le langage de l’objet
Après presque un demi-siècle d’utilisation de l’objet dans l’art, son utilisation est devenue fréquente et désormais acceptée par le public. Les artistes ont donc eu une totale liberté de création, qui a abouti à de nombreux usages. Dès 1950, Alberto Burri réalisait par exemple ses premiers Sacchi. Il utilisait des sacs, en mêlant les pratiques de Picasso et Braque ainsi que de Schwitters, puisqu’ici l’objet est devenu le fond ainsi que la forme de l’oeuvre. A cette pratique s’ajoute un fonctionnement plutôt classique, étant donné que les Sacchi intègrent l’utilisation de la peinture, et sont présentés à la verticale, à la manière d’un tableau.

Cette pratique rappelle celle de Robert Rauschenberg avec ses Combine Paintings. Ce dernier utilisait des objets de récupération, inclus dans ses tableaux. En mêlant peinture et objets de tous types, il suggérait que l’art et la vie quotidienne ne faisaient qu’un. Rauschenberg et Burri s’opposaient donc à l’expressionnisme abstrait qui était en vogue à ce moment là, en incluant la réalité et le quotidien dans leurs réalisations. Cette idée rappelle parfaitement les principes défendus au même moment par les Nouveaux réalistes. On peut d’ailleurs les comparer au Pop Art, pour leur intérêt pour les objets de consommation de masse et du quotidien. Dans les deux groupes, la touche de l’artiste est de moins en moins essentielle. Mais chez les Nouveaux réalistes, l’objet était détourné et utilisé pour devenir une oeuvre.

Il s’agit de procédés utilisés en particulier par Spoerri, Arman, et César, pour les plus connus. Spoerri faisait figurer des restes de repas sur des toiles installées à la verticale, quand Arman a fait tourner l’ensemble de ses travaux autour de l’article manufacturé par l’homme. Ses accumulations attirent l’attention sur le supermarché, qui était important à l’époque. De même, son travail mêle les détritus à d’autres produits courants ou luxueux, suggérant que l’art peut tout mettre sur un pied d’égalité. César voyait les choses différemment, puisqu’il choisissait des épaves de voiture et les faisait compresser par une presse géante, dans un geste de destruction. Il s’agit d’une forme de sculpture mécanisée, usant du rebut et l’élevant au rang d’oeuvre. C’est donc une forme de ready-made avec intervention mécanique, qui supplante le rapport manuel au matériau.

On compte également un artiste presque inclassable parmi les figures fortes de la période, avec le belge Marcel Broodthaers. Il cherchait à aller au delà de l’objet, et à travailler en opposition à la surenchère du marché de l’art autour du Pop Art. Chez lui c’est l’humain qui prime, puisque le mot, la poésie et le discours sont essentiels dans la réalisation de l’oeuvre. Pour prendre le contre-pied des travaux d’artistes comme Warhol, il prenait des objets éloignés de la création, puis utilisait la métaphore pour les rendre poétique. L’exemple le plus connu en est sa Casserole de moules (à gauche). Le mot « moule » fait référence à la sculpture traditionnelle et à ses moulages, rejetés par cette génération d’artistes. Le moule est aussi le symbole direct du carcan qu’imposent la société et le monde de l’art. On pourrait y voir un simple ready-made ou un reste de repas rappelant les travaux de Spoerri, mais la réalisation est différente de tout cela. Chaque moule a été vidée pour l’oeuvre, avant un assemblage à la manière d’une sculpture, puis la peinture directement sur les coquillages. Il reprend donc effectivement des objets destinés au rejet, mais va bien au delà de la simple récupération ou du réemploi, puisque sa casserole de moule en est bien une, tout en allant bien plus loin.
De leur côté, les artistes du minimal sont allés jusqu’à créer des cadres et supports, tandis que Kosuth questionnait le réel avec sa célèbre chaise (One and Three chairs, en 1965). Certains artistes comme Edward Kienholz ont même fait le choix inverse : plutôt que de travailler avec des objets ou rebuts du quotidien, il a questionné le passé et l’histoire par une forme d’archéologie du passé proche. C’est ce qu’on retrouve dans son installation Volksempfängers, qui soulève le passé allemand à travers des postes radios commercialisés par les services de propagande nazis.
inalement, entre l’année charnière de 1912 et aujourd’hui, l’objet a été progressivement accepté et complètement intégré dans la scène artistique. A tel point qu’il y a quelques semaines, deux étudiants écossais ont réussi à intégrer un ananas dans une exposition, puisque ce dernier a même été placé sous verre par les organisateurs. L’anecdote est amusante, mais elle révèle surtout que la question de la définition de l’oeuvre se pose encore. Effectivement, après que certains l’aient accepté en tant que pièce de l’exposition, qui est à même de définir le statut de cet objet?
- John Golding, Le cubisme, éd. René Julliard, Paris, 1965.
[…] critique de l’absurdité humaine dans le travail de Broodthaers. Familier du mouvement Pop art, il propose dans ce travail de considérer la manière dont on utilise les objets dans notre quotidie…. L’aspect lucratif revendiqué par Warhol l’intriguant, il souleva l’idée d’un art […]
J’aimeJ’aime
[…] les artistes se réclament ouvertement de la tradition des « Ready-Made« , instituée par Marcel Duchamp (1887-1968) en 1913. Ce dernier l’a très bien exprimé, il a cherché à remettre en question tout le […]
J’aimeJ’aime
[…] ans après le scandale provoqué par Fontaine, Rrose Sélavy commence à signer des créations tout aussi provocantes. Si on voit des similitudes […]
J’aimeJ’aime
[…] ready-made de Marcel Duchamp sont passés par là, prouvant que l’objet manufacturé pouvait être soustrait au quotidien pour devenir une oeuvre sur…. Mais la télévision pouvait-elle suivre ce même chemin, étant initialement un objet animé […]
J’aimeJ’aime
[…] historiques étant connues pour aller en réaction au principe de consommation de masse, les objets manufacturés deviennent les premiers outils de certains artistes. En l’occurrence, Duchamp cherchait à […]
J’aimeJ’aime
[…] de nombreuses recherches et expérimentations, ces produits sont aussi significatifs du nouveau rapport aux objets et aux constructions de la vie moderne. Les préoccupations sociales du XXème siècle n’ont pu […]
J’aimeJ’aime