Depuis le début du XXe siècle, de nombreux artistes comme Picasso ou Niki de Saint Phalle revendiquent l’importance du Palais Idéal. Ce bâtiment était d’ailleurs pour André Malraux le “seul exemple au monde de l’art naïf en architecture”. Pourtant, il a fallu mener un vrai combat contre la critique et la moquerie pour le placer sur la liste des Monuments Historiques en 1969. Quel est donc ce curieux édifice « idéal » qui fait aujourd’hui l’unanimité ?

Le “travail d’un seul homme”
Né en 1836, Ferdinand Cheval n’était pas destiné à la création artistique. Après avoir été boulanger puis agriculteur, il a été facteur rural durant plus de 30 ans. C’est d’ailleurs un peu par hasard qu’il s’est lancé dans la construction : un jour, alors qu’il effectuait sa tournée de 32 kilomètres dans l’hostile campagne qui entoure Hauterives dans la Drôme, il a chuté après avoir buté sur une drôle de pierre. Sa forme particulière lui a rappelé un rêve qu’il avait fait peu de temps avant, dans lequel il avait vu un palais. Il est donc revenu chercher celle qu’il a appelée ensuite la pierre d’achoppement, première d’une longue série de pierres récupérées avec sa brouette.

Il a alors commencé à bâtir l’édifice dans son potager, suscitant les moqueries du voisinage qui le prenait pour un fou. Cela ne l’a pas arrêté, puisqu’il a consacré environ 10 000 journées et 93 000 heures à la construction, sur son temps libre en 33 ans de 1879 et 1912. Le palais mesure aujourd’hui 12 mètres de haut sur 26 mètres de long, et présente une terrasse et plusieurs galeries intérieures. Il s’agit d’une vrai prouesse architecturale pour un novice total en matière de maçonnerie : on sait d’ailleurs qu’il a dû recommencer certaines parties à plusieurs reprises, après des effondrements.
Aujourd’hui, on peut admirer quatre façades (décrites ici) aux styles bien distincts, ainsi que de nombreux éléments très éclectiques, qui montrent les différentes phases de travail qui ont marqué ces décennies de travaux. Après avoir érigé une “source de vie” en deux ans, il a progressivement ajouté de nouveaux éléments à la manière de strates successives, commençant par la façade est (voir la première image de cet article). Il a par exemple élevé un temple égyptien puis un temple hindou, sur lesquels s’appuient trois “géants” : Vercingétorix, César et Archimède.
Après cela, il s’est attaqué à la réalisation de la galerie du labyrinthe et des façades nord et sud, avant d’achever par la façade ouest. Les dernières façades sont décorées moins abondamment, mais mieux conçues en termes de maçonnerie.

De tous côtés mais aussi à l’intérieur, l’ensemble fourmille de détails décoratifs. Pour obtenir une telle richesse visuelle, Cheval s’est inspiré de cartes postales et de journaux illustrés, qu’il avait entre les mains quotidiennement grâce à son métier. Il avait également vu l’Algérie durant son service militaire, et visité l’exposition Universelle en 1878. Tous ces éléments sont repris et modelés par son imagination.
Une source d’inspiration
Il a fallu attendre 1897, 18 ans après le début des travaux, pour que le monument commence à attirer des visiteurs. Très vite l’affluence a été telle qu’il a dû engager une bonne pour accueillir les touristes !
C’était le début du succès de ce que le créateur appelait alors le « temple de la nature ». En 1904, il a reçu la visite du poète Émile Roux Parassac, qui a adoré l’édifice et composé un poème intitulé Ton Palais, Ton idéal en son honneur : le « Palais idéal » était né. A partir de là, de nombreux reportages ont paru dans la presse, allant jusque dans les journaux américains. D’autres artistes et poètes n’ont pas manqué de s’intéresser à ce lieu original.

Les surréalistes s’y sont rendus dans les années 1920, naturellement attirés par ce palais issu d’un rêve et construit sans véritable logique, n’étant pas habitable. André Breton a déclaré le reconnaître comme un précurseur de l’architecture surréaliste, avant de rendre hommage à Cheval dans le poème Le Revolver à cheveux blancs en 1932. De son côté, Max Ernst a dressé son portrait en papier collé. Peu après, en 1937, Pablo Picasso lui aussi est venu à Hauterives et a réalisé douze dessins sur le sujet.

Ferdinand Cheval a ensuite été considéré comme un pionnier de l’art brut, courant défini par Jean Dubuffet en 1945. Bien plus tard, ce sont Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely qui se sont inspirés de l’édifice, comparant Cheval à Gaudi et créant un tableau piège pour le facteur.
« Je te parlais de Gaudi et du Facteur Cheval que je venais de découvrir et dont j’avais fait mes héros : ils représentaient la beauté de l’homme, seul dans sa folie, sans aucun intermédiaire, sans musée, sans galeries. Je te provoquai en te disant que le Facteur Cheval était un bien plus grand sculpteur que toi. «Je n’ai jamais entendu parler de cet idiot, dis-tu. Allons le voir tout de suite.» Tu insistais. C’est ce que nous fîmes et la découverte de ce créateur marginal t’apporta une immense satisfaction. Tu fus séduit par la poésie et le fanatisme de ce petit postier qui avait réalisé son rêve immense et fou.«
Lettre de Niki de Saint Phalle à Jean Tinguely

Dès la pose des premières pierres, le Palais Idéal a suscité la moquerie. Mais les artistes ont prouvé que Cheval avait raison, puisque aujourd’hui encore le fruit de son labeur inspire des artistes comme Ben. Son travail a d’ailleurs traversé les années pour trouver écho dans les réalisations de l’artiste Fluxus, car comment ne pas faire le parallèle avec leurs travaux en lisant l’inscription Défense de rien toucher sur une des façades ?