[ANALYSE] Le Concert, Johannes Vermeer

Johannes Vermeer (1632-1675) est considéré comme un des maîtres de la scène de genre flamande. On connaît d’ailleurs tous sa Laitière et ses intérieurs typiques, emplis de détails. De la quarantaine de tableaux de l’artiste, Le Concert est un des moins évoqués car il a disparu en 1990, après avoir été volé et jamais retrouvé. Peint en 1664, il représente un trio en pleine activité musicale. Mais s’agit-il d’une simple scène de concert ?

Johannes Vermeer, Le Concert
Johannes Vermeer, Le Concert, 1662-1664. Huile sur toile, 72,5 x 64,7 cm, volé depuis 1990.

Une scène intime

A l’observation, notre regard est directement attiré par les personnages installés contre le mur au fond de la pièce, glissant sur tous les éléments qui nous en séparent. Et pour cause, car le peintre les a fait ressortir par un jeu d’ombre et de lumière. L’absence de murs, des deux côtés de l’espace, pousse aussi le regard à buter sur celui du fond. Le titre, Le Concert, oriente aussi notre œil vers les musiciens.

femme
Johannes Vermeer, Le Concert, détail

Presque au centre de l’espace pictural, sur la gauche, on trouve une femme aux vêtements aux couleurs claires. La qualité des étoffes, peintes avec beaucoup de détails, marque son confort financier. Ses bijoux ressortent aussi dans la scène d’ensemble. Sa tête et son buste sont encadrés par le mur blanc et les formes des tableaux et du clavecin. On la remarque donc facilement, sans pour autant distinguer son visage qui se trouve dans l’ombre. Son air fermé nous indique qu’elle est très concentrée. De cette manière, le peintre instaure une distance avec le spectateur, qui devient étranger à la scène.

Juste à sa droite, se trouve un homme assis de dos, jouant du luth dont le manche dépasse légèrement sur la gauche. Cette fois c’est le dossier de la chaise, rouge vif, qui attire notre regard. Sa ceinture richement décorée et son épée nous indiquent qu’il fait partie de la garde civique de Delft. Ses membres étaient une des fiertés de la ville, issus d’une classe sociale élevée.

Johannes Vermeer, Le Concert, détail, le luth
Johannes Vermeer, Le Concert, détail, le luth

On arrive ensuite au personnage féminin qui se tient debout sur la droite. Elle non plus ne regarde pas vers le spectateur. Sa main droite, levée, s’apprête à marquer la mesure pour ses compagnons alors que sa bouche ouverte laisse supposer qu’elle serait chanteuse. Ses bijoux et vêtements indiquent également des moyens financiers élevés. On sait que sa robe était d’un bleu très soutenu au moment de sa réalisation : chaque membre de ce trio était donc visuellement marqué par la couleur de manière équilibrée. Dans l’espace du tableau, qui est assez grand, ils sont d’ailleurs réunis dans un très petit espace, se touchant presque, ce qui renforce leurs liens et nous en exclue.

A première vue, il s’agit donc d’un simple concert privé, dont Vermeer nous a isolé. Mais on sait que les scènes de genre néerlandaises cachent bien souvent des symboles et des histoires plus complexes que cela. Il est donc temps de se pencher sur une spécialité du peintre : les « tableaux dans le tableau ». Ici, on en compte deux qui peuvent nous renseigner sur la nature de cet épisode.

Les tableaux dans le tableau

Le premier se trouve en haut à droite. Il s’agit d’un des seuls à avoir été recopié de tableaux existants : on reconnaît bien L’Entremetteuse de Dick Van Baburen. Son titre nous indique le type de scène dont il s’agit. On y voit effectivement une prostituée, son client, ainsi qu’une femme âgée à la main tendue, attendant le paiement de l’homme. Les deux trios se font écho, puisque à chaque fois un personnage masculin joue du luth, tandis qu’une femme a la main ouverte, sur la droite. Certains critiques en ont donc évidemment conclu qu’il s’agissait d’un clin d’œil coquin de l’artiste, qui nous informerait de la nature particulière des liens entre nos personnages.

Cependant, certains éléments contrent cette idée. D’abord, les personnages sont dos à nous, visages fermés. Ils n’échangent aucun regard, et jouent tous de la musique. Leur posture et l’atmosphère deviennent donc anti-érotiques, à l’opposé de ce qu’on trouve chez Van Baburen. Peut-être s’agirait-il d’un tout autre type de représentation, conçu au contraire pour avertir le spectateur des dangers des plaisirs de la chair. En effet, on pensait à l’époque que la musique pouvait sauver l’âme : et c’est précisément elle qui préoccupe nos protagonistes.
Mais le second « tableau-dans-le-tableau » (ci-dessous) présent ici confirme-t-il cette idée ?

Johannes Vermeer, Le Concert, détail
Johannes Vermeer, Le Concert, détail

Il s’agit d’une scène de campagne sauvage, réalisée à la manière de Jacob Van Ruisdael. Certains ont vu dans ce tableau un contrepoint au tableau de Van Baburen. Car ici, on peut voir un arbre mort, couché au sol. Or il était connu que Van Ruisdael utilisait  ce motif comme un symbole de mort et de décomposition, déplacé dans une scène de galanterie. Nos personnage se trouvant au milieu de ces deux tableaux, comment comprendre ce que l’on voit ?

Les objets, entre indices et mise à distance

En cherchant d’autres indices dans l’espace pictural, on en arrive aux objets sur lesquels notre regard avait coulé au premier abord. Au sol, au premier plan, on peut reconnaître une viole de gambe. Cet instrument est présent dans quatre tableaux aux thèmes musicaux de Vermeer, sans jamais y être utilisé. A l’époque, sa pratique faisait partie de l’éducation des nobles, et était réputée pour être enchanteresse auprès des dames. Si la symbolique de la relation amoureuse est donc présente dans le tableau, l’instrument est éloigné des personnages qui lui tournent le dos et ne l’utilisent pas. Il s’agit à nouveau d’un indice qui nous fournit des informations contradictoires. Quant à l’autre instrument qui figure au premier plan, il s’agit d’une cistre. Celle-ci était moins chère et plus courante que le luth, mais se pratiquait de la même manière. Si elle ne nous fournit pas d’informations sur la scène représentée, elle est là pour permettre au peintre de montrer ses talents artistiques avec une vue en raccourci très bien exécutée.

Vermeer, le concert, 1664

L’instrument justifie aussi la présence de l’énorme table sur la gauche, qui participe à la forte impression d’éloignement. Effectivement, en termes d’échelle, quand on voit que la jeune femme et la table sont presque accolées, on réalise à quel point les musiciens se trouvent loin de nous. Des historiens de l’art ont d’ailleurs reconstitué cet espace bien particulier, mettant en évidence la distance à laquelle se trouvent ces objets du groupe de musiciens.

A ces détails s’ajoutent le tapis oriental installé sur la table, ainsi que le sol dallé, qui indiquent tous deux que l’on se trouve dans un intérieur richement décoré – ni plus, ni moins.

Finalement, que penser du Concert ? Ce tableau fait partie de ceux qui montrent le mieux les difficultés d’interprétation dans les œuvres de Vermeer. Le thème de la musique est fréquent dans l’art néerlandais et est généralement associé à l’amour et la séduction. Mais habituellement, les signaux sont plus clairs : Vermeer lui-même savait clarifier les choses, comme il l’a fait dans un tableau similaire avec La leçon de Musique. Là, le miroir et les objets livraient au regardeur tous les détails nécessaires à la compréhension. C’est donc bien un choix qu’a fait l’artiste ici, peut-être pour nous laisser totalement libres d’interpréter ce tableau, ou encore pour nous prouver que la scène de genre est plus complexe que cela ?

Céline Giraud

2 commentaires

  1. « Les deux trios se font écho, puisque à chaque fois un personnage masculin joue du luth (…) ». Dans l’oeuvre de van Baburen, c’est clairement la femme qui joue du luth et non pas l’homme, ce qui affaiblit un peu la comparaison et donc son interprétation.

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    • Le cistre (nom masculin) est présent dans cinq tableaux de Vermeer, c’est l’instrument joué par la femme recevant la « lettre d’amour » (1667).Un sixième, posé sur la chaise dans la « dame au collier de perles », a ensuite été supprimé par le peintre.

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