
« Les musées sont-ils des lieux d’art » ? N’est ce pas une question absurde ? Après tout, si il y a bien un institution représentative de la culture, n’est ce pas le musée ? Un lieu d’éducation historique pour certains, de réflexion sur la condition humaine et sociale pour d’autres, … mais dans tous les cas, un lieu où l’art est mis en valeur ! Et pourtant, la première image qui se présente à l’esprit lorsque on parle de « musée » correspond souvent à celle d’un endroit poussiéreux, élitiste, ennuyeux. Au mieux, on évoque un lieu intéressant, instructif, mais rarement très stimulant. Et pourtant, l’art n’est-il pas supposé faire résonner notre expérience présente du monde par l’évocation, offrir un support fécond pour l’imaginaire, jouer avec l’intuition créatrice ? Alors, finalement, les musées sont-ils plutôt des espaces tournés vers la nouveauté et l’avenir, ou bien des institutions prétentieuses et ennuyeuses « enfermées » dans le conservatisme et le passé ? Sont-ils réellement des « lieux d’art » ?

Conserver un art « légitime » ?
Les genres de musées auxquels on pense généralement (musée des Beaux-Arts et aussi, souvent, d’art contemporain) relèvent de ce que l’on appelle en sociologie la culture légitime. Celle-ci désigne la sphère culturelle associée aux classes sociales les plus aisées : l’opéra, la littérature classique, les Beaux-Arts, la philosophie sont des exemples d’éléments caractéristiques de cette culture. Elle a pour particularité d’être hégémonique, autrement dit, elle est hissée au sommet de la hiérarchie de valeurs. Ainsi, lorsque on parle de « culture », on tend à visualiser, par défaut, cette culture légitime (1). Le problème, c’est que celle-ci se « mérite » : pour l’apprécier dans toute sa complexité, il faut d’abord en connaître les codes d’interprétation. En d’autres termes, il faut « former son esprit » pour pouvoir comprendre (2) l’art promu par la culture légitime… Si l’art est donc perçu comme réalisation et appréciation d’oeuvres de l’esprit » (esprit étant à comprendre comme traditionnellement source d’« élévation morale », de « civilisation », de « raison », de « réflexion »…), alors oui, les musées sont des lieux d’art, car ils représentent l’incarnation même de cette culture en réflexion sur elle-même. Mais cette place particulière génère également des sélections de ce qui vaut ou non la peine d’être exposé ou conservé, et ces critères de sélection ignorent des secteurs créatifs bien moins formalisés et intellectualisés. Est ainsi souvent exclu de l’enceinte légitimante des musées ce qui relève du « divertissement » (3), généralement considéré comme vulgaire et « abêtissant » par la tradition culturelle française.

Promouvoir un art « divertissant » ?
Il est cependant tout à fait possible d’élargir notre définition de l’art : plutôt que de se focaliser sur sa dimension « élévatrice », pourquoi ne pas mettre en avant ce qu’il peut créer en terme de liens entre les gens, à travers l’amusement, l’émerveillement, l’expérimentation spontanée, la ré-interprétation permanente ? Ainsi, de nombreuses œuvres et pratiques, individuelles comme collectives, peuvent être qualifiées d’artistiques : de l’« artiste du dimanche » postant ses créations sur Tumblr, au rôliste inventant au fur et à mesure un récit imaginaire avec ses amis, en passant par le développeur de jeux vidéos travaillant sur une réinterprétation vidéoludique d’« Alice au pays des Merveilles »…

Certes, depuis plusieurs décennies, le milieu français de la conservation culturelle semble timidement s’ouvrir aux formes de créativité dites « populaires » ou ludiques, et l’on trouve quelques exemples de musées dédiés à ces formes d’art, tel que le musée de la bande dessinée à Angoulême (ouvert en 2009), ou bien encore le Pixel Museum près de Strasbourg (inauguré en février 2017) consacré aux jeux vidéos. Cependant, la légitimité accordée au domaine de l’imaginaire et du divertissement reste extrêmement réduite comparée à celle de la culture « classique », et reste souvent, au mieux, assimilée à un « sous-art ». Mais si l’on élargit notre définition de l’art à une pratique fédératrice, spontanée et ludique, ouverte au possible, alors les musées semblent davantage apparaître comme des inventaires plus ou moins déconnectés des réalités créatives de leur époque, réticents à introduire l’interactivité et le jeu dans leurs murs.
Ceci étant dit, il est évident que le musée reste avant toute chose un lieu de mémoire artistique : il est, par définition, un espace d’exposition, et il n’est pas possible de lui demander d’abandonner son rôle de conservation et de transmission culturelle. Mais, plutôt que de penser la conservation et l’exposition comme la présentation méthodique et documentée d’oeuvres sélectionnées pour leur valeur « Culturelle avec un grand C », peut-être pourrions nous repenser cet espace comme un lieu de convivialité et de mise en pratique créative ? En ne conservant pas tant des œuvres instituées comme telles par des intellectuels imprégnés de culture « légitime », que la trace de processus créatifs constamment renouvelés dans ses murs par un public participant ? Ne transmettant pas tant une culture dominante légitimée, gravée dans le marbre qu’une culture de la créativité se nourrissant spontanément de toutes les influences qui lui semblent intéressantes, « légitimes » ou non ?
(1) Souvent qualifiée de « culture avec un grand C ». L’art légitime inclus aujourd’hui généralement : la peinture (de préférence d’époque renaissante ou XVIIIème-XIXème siècle), la sculpture (de préférence grecque, d’époque antique) , l’art d’« avant-garde ».
(2) Le contexte historique d’un tableau ou propos d’une oeuvre contemporaine par exemple.
(3) Séries télévisées/webséries, jeux vidéos, cinéma de divertissement, pratiques créatives informelles, etc.
Manoël Legras