[DOSSIER] Art et sommeil

 

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ous cherchons souvent à lutter contre, mais nous avons tous besoin de sommeil : c’est ce qui nous ramène chaque jour à notre condition d’êtres humains, forcés de répondre à des besoins physiques vitaux. Cet état a été observé par tous depuis des millénaires, et se retrouve logiquement dans les représentations de presque toutes les périodes et civilisations.
Dans l’histoire de l’art, on remarque deux types de figures très différentes. Il y a d’abord celles qui rêvent, qui nous font pénétrer une part de l’inconscient ou en tout cas un aspect de la personne, sans son autorisation. On rencontre ensuite, bien moins nombreuses, celles qui sont simplement endormies : on reste cette fois bloqués face au corps. C’est sur cet aspect particulier que nous nous pencherons aujourd’hui, laissant de côté l’univers onirique, plus souvent évoqué.

Le sujet est vaste, puisque le principe du sommeil est longtemps resté auréolé de mystère. Car sans la science moderne et les découvertes du XXe siècle, comment percevoir un état auquel on ne peut pas résister, qui plonge le corps et l’esprit dans l’abandon ? Puis comment montrer le sommeil autrement, après l’arrivée de toutes ces connaissances qui ont amené la compréhension technique de l’acte « dormir » ? Nous verrons comment les artistes, au fil des siècles, ont su répondre à ces questions.

Vices et vertus du sommeil

Dès les premières représentations, on constate que chaque culture avait sa perception du sommeil. Il était généralement craint et associé à des aspects négatifs. Dans l’Égypte antique par exemple, on croyait qu’en dormant on s’exposait à des forces néfastes et invisibles, qui pouvaient entrer dans le corps et provoquer des maladies. Le mobilier du sommeil était donc décoré de figures supposées protectrices. Dès l’antiquité grecque, l’endormissement a d’ailleurs été utilisé comme un marqueur de la faiblesse physique. C’est bien lorsqu’ils dormaient que le minotaure et le cyclope ont pu être tués, comme le montrent de nombreuses représentations. Effectivement dans la même mythologie, Hypnos, le sommeil, est le frère jumeau de Thanatos, la mort. Pourtant, aux mêmes périodes, on allait dormir dans les temples d’Asclépios, réputé pour soigner durant le sommeil.

La Création d’Ève
La Création d’Ève, Palerme, Chapelle Palatine, entre 1130 et 1140, mosaïque.

En France et en Italie, il a fallu attendre la chrétienté pour en voir les premières représentations, qui restaient encore assez rares mais étaient marquées par des principes moraux. Pour les chrétiens, le premier de tous les sommeils est sacré et essentiel, puisqu’il s’agit de celui d’Adam dans la Genèse. Dieu l’a endormi, pour lui prendre une côte et créer Ève.

De même, les scènes de nativité qui montrent le Christ endormi sont parmi les premières de cette religion. Dans ce cas, le sommeil de l’enfant met en avant la figure sainte de la Vierge, mère exemplaire puisque attentive et protectrice. A l’inverse, dans certaines nativités les artistes ont fait le choix de montrer l’enfant éveillé, lui donnant déjà un pouvoir par le biais du regard et de la résistance physique. Après la nativité, on ne voit d’ailleurs plus jamais le Christ en sommeil. C’est même l’inverse, puisqu’on le montre éveillé au milieu de ses compagnons endormis dans Le Christ au Jardin des Oliviers ou dans certaines Résurrections.

« Et quant il eut fini de prier en silence, il trouva ses amis endormis sur leurs lances. Il leur dit : Qu’avez-vous à dormir, Levez-vous! Priez contre les tentations ! Allons, debout ! »

La passion, au mont des Oliviers. Par Marcel Gozzi dans Scènes de la vie de Jésus.

On le comprend facilement, le Christ est le seul à pouvoir veiller puisqu’il est le seul à ne pas avoir péché. Il veille sur les autres et les protège de cette manière. La Résurrection de Pierro Della Francesca (au-dessus à droite) figure clairement cette supériorité du Christ, en le plaçant complètement au-dessus de ses compagnons dans l’espace de la toile.

A la Renaissance, la symbolique du corps endormi bascule et devient totalement positive. Les personnages endormis sont presque toujours des penseurs, des philosophes ou des intellectuels. Dans les autres cas, le sommeil figure la métaphore de l’inspiration et de la création artistique. On le constate en observant par exemple La Nuit, sculpture réalisée par Michel-Ange entre 1526 et 1533.

Michel-Ange, La Nuit, 1526-1533
Michel-Ange, La Nuit, 1526-1533, Statue en marbre, 155 × 150 cm, Basilique San Lorenzo de Florence, tombeau de Julien.
Muse endormie, Brancusi, 1909-1910
Muse endormie, Brancusi, 1909-1910. bronze, 16,5 x 26 x 18 cm. © Adam Rzepka, © Adagp, Paris

Elle est figurée par une femme endormie repliée sur elle-même, couchée sur un masque de théâtre qui rappelle bien l’inspiration. On peut y voir une influence de la philosophie néo-platonicienne, et notamment des principes donnés par Marsile Ficin en 1482. Pour ce philosophe, le sommeil est un des sept états de Vacatio (1), propices à libérer l’âme du corps et de la raison, pour qu’elle puisse s’élever vers l’inspiration divine. Ce principe a beaucoup marqué les artistes, faisant du sommeil un thème fréquemment représenté jusqu’à aujourd’hui. On retrouve encore cette métaphore dans la Muse endormie, réalisée par Brancusi vers 1909. Elle symbolise clairement le repos de l’esprit, qui est détaché d’un corps inexistant. La filiation avec les néoplatoniciens est d’ailleurs assumée par l’artiste.

Après ce basculement, le sommeil a commencé à être associé au repos mérité par le travailleur efficace. C’est ce qu’on retrouve chez les peintres flamands à partir du XVIIe siècle, avec les figures de soldats endormis. Là, le sommeil dénonce des conditions de vie difficiles. Ils sont parfois représentés endormis pendant leur tour de garde, ou dans leur salle de vie commune, dormant à même le sol dans leur uniforme.

Jacob Duck, Soldats s’équipant, 1630
Jacob Duck, Soldats s’équipant, huile sur panneau, vers 1630, 43 x 57 cm. Source et ©The Minneapolis Institute of Art.

On retrouve cette même image du repos mérité au XIXe siècle dans des tableaux comme La méridienne de Millet, repris ensuite par Van Gogh : l’endormissement devient la preuve du travail accompli. Le sommeil n’est donc plus vu comme une période de faiblesse physique ou d’inactivité, mais bien comme un moment essentiel pour le cerveau et l’intellect, en plus d’être vital pour le corps.

Entre Éros et Thanatos

On l’a bien vu jusqu’ici, la représentation du sommeil est marquée de dualités et de connotations variées. Dès la mythologie grecque, le sommeil était lié à la mort par sa naissance. À cela, s’ajoute l’aspect érotique de l’endormi, souvent représenté nu. On retrouve ces deux éléments dans les représentations de « Belles Endormies », présentes dans l’histoire de l’art à partir du XVe siècle. D’abord, il était pratique pour les peintres de représenter une femme assoupie : le modèle pouvait poser allongé, totalement détendu. Il s’agissait aussi d’un moyen de justifier la nudité du sujet, au corps représenté légitimement bien plus librement. Avec sa Vénus endormie, Giorgione a proposé un nu féminin qui aurait pu faire scandale à sa réalisation en 1510.

On estime souvent qu’il signe l’entrée de l’érotisme dans la peinture « cultivée » : c’est grâce au thème tiré de la poésie nuptiale romaine, que l’œuvre a été si facilement acceptée. On retrouve ce type de représentation peu après chez Corrège, avec une Vénus à la posture très connotée et plus sensuelle encore.

Fragonard, Le feu aux poudres, 1778
Fragonard, Le feu aux poudres, 1778, 37 x 45 cm, huile sur toile. © Photo RMN-Grand Palais

Plus tard, ce sont des artistes comme Fragonard qui ont usé du sommeil pour montrer le désir et l’érotisme. On le voit bien dans Le Feu aux poudres, peint en 1778. On se retrouve directement dans l’espace intime du lit, où on peut observer le sommeil d’une femme entourée de trois putti qui la regardent. La mise en scène libertine met en avant le corps et sa sensualité. Le regard des putti attire l’attention sur l’entrejambe de la femme. On retrouve le même voyeurisme, permis par le sommeil, dans certains tableaux appartenant à la série des Minotaures de Picasso.

L’homme à tête de taureau y dévoile le corps d’une dormeuse et la caresse. Le rapport au sexe et à la sensualité est tout aussi évident au regard de L’Indolente de Bonnard : Marthe est nue sur un lit qui occupe presque tout l’espace pictural, les jambes écartées sur des draps en désordre. La posture et le cadrage rappellent parfaitement le Nu couché de Balthus, peint en 1977 et qui en est probablement inspiré.

Stéphanie Smalbeen, Belle Endormie n°19
Stéphanie Smalbeen, Belle Endormie n°19, jus d’huile et crayons de couleur sur papier, 128×90 cm, 2012. (c.) stephaniesmalbeen.com.

Aujourd’hui encore, les « Belles endormies » fascinent et inspirent les artistes. C’est le cas de Stéphanie Smalbeen, avec sa série du même nom. Ses dessins ne donnent aucune information ni détail sur les femmes représentées. Les visages sont invisibles, et les postures nous questionnent sur l’état de ces personnes : seuls les titres nous permettent d’être certains que ces femmes dorment.
Mais doit-on croire l’artiste ? La question pourrait se poser pour d’autres représentations, comme celle de l’Ophélia de Millais. Ce rapport à la mort est légitime : lorsqu’il s’agit de peinture ou de photographie, comment distinguer le corps endormi du corps mort ? Les photographies de Natacha Lesueur illustrent bien ces liens, qui avaient été soulevés par le célèbre Dormeur du Val de Rimbaud. Ses clichés montrent des gros plans sur le visage de personnes endormies ou ayant dormi, qui forment un parallèle clair avec les photographies de cadavres enregistrées par Rudolf Schäfer.

Quand l’acte fait l’œuvre

Au-delà de la mort et la sensualité, les artistes pointent les questions de l’intime, du quotidien et du privé. Après avoir passé de longues heures à observer, peindre et chercher à comprendre la torpeur, ils ont beaucoup appris à son sujet. Mais au XXe siècle, ce sont les expériences des neurobiologistes dès 1938, puis dans les années 1950, qui ont été essentielles dans l’évolution de ces représentations. Les artistes ont certainement entendu parler d’expérimentations comme celle de Randy Gardner, étudiant en sciences à San Diego, qui a défié les limites de son corps en restant éveillé 264 heures (soit 11 jours) en 1964. Tout cela a beaucoup marqué les esprits, ce qui explique le déploiement d’expérimentations qui a suivi dans le domaine de l’art. Le sommeil est alors devenu une pratique artistique à part entière, comme beaucoup d’autres éléments du quotidien et du banal.

Le sommeil des autres

C’est d’abord en tant qu’observateurs que les artistes armés des techniques modernes se sont positionnés face au sommeil. Le premier, et l’un des plus connus, est Andy Warhol avec Sleep, filmé en 1963.

Andy Warhol Sleep 1963 on Vimeo.

Ce film de 5 heures et 21 minutes ne montre rien d’autre que John Giorno, son compagnon, endormi. Contrairement aux peintres, l’artiste n’ajoute ni n’enlève rien à l’endormi, qu’il montre tel qu’il est : Warhol n’a pas assisté au sommeil, laissant sa caméra tourner. C’est tout l’inverse qu’a engagé Sophie Calle avec les Dormeurs. Après avoir établi un protocole précis, elle a invité vingt-huit personnes à venir dormir dans son lit. A chaque fois, la personne ou le couple y est resté pendant huit heures, acceptant de s’y laisser regarder et photographier par l’artiste installée à côté. Son lit a donc été occupé en permanence entre le 1er et le 9 avril 1979. Elle a pris une photographie toutes les heures, dans un style documentaire neutre.

Sophie Calle, Les Dormeurs, 1979
Sophie Calle, Les Dormeurs, 1979. Vue d’installation (détail), Collection JMS, Paris, © Adagp, Paris 2007

Avant ou après avoir dormi, les participants ont répondu à un questionnaire qui renseignait l’artiste sur leurs habitudes de sommeil : la démarche rappelle celle de l’anthropologue ou du sociologue. Mais ici, les photographies ne peuvent pas être réduites à la simple expérience scientifique. Elles montrent une forme de plaisir esthétique, notamment avec des gros plans. Aussi, les clichés de femmes allongées captent souvent des postures qui rappellent celles de la peinture classique. On peut d’ailleurs voir au mur sur certains clichés, des cartes postales montrant des œuvres comme l’Olympia de Manet, ou Ophélia de Millais, faisant clairement le lien avec l’histoire de ces représentations.

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Roman et Aleksandra Signer, Lit, 1996, Wil, Kanton St. Gallen.

Plus tard, l’artiste Yann Toma a repris cette démarche, en la transformant. Il a photographié le sommeil de personnes venues dormir chez lui, en l’écoutant lire un livre de leur choix. Là aussi le fonctionnement était établi, puisque après avoir lu toute la nuit et pris des photos régulièrement, il partait le matin avant le réveil du sujet. En même temps, une caméra filmait toute la séance. Ainsi, il ne s’agit plus uniquement d’enregistrer le sommeil, mais d’y participer et d’engager un échange avec le dormeur. C’est la personne qui choisissait l’ouvrage lu, ainsi que la photographie qui subsistait ensuite parmi celles prises. Ici l’artiste parle de veillées, rappelant les veillées funèbres et une surveillance intime. A l’opposé du sommeil observé par Calle ou Toma comme un parent, se trouve celui montré et enregistré par Roman et Aleksandra Signer. Dans leur film intitulé Lit, on peut voir et entendre un hélicoptère miniature vrombir au dessus de la tête de quelqu’un qui tente de s’endormir. Cette fois-ci, c’est le corps en lutte contre le sommeil qui est montré.

Tous ces travaux ont en commun une forte asymétrie du regard, puisque les artistes voient systématiquement sans être vus. Mais dès l’arrivée des premières performances et actions, on assiste à un renversement de point de vue.

L’art de dormir

Il s’agit alors d’un tout autre type de travaux, lorsque l’artiste utilise son propre sommeil pour faire l’œuvre. Trois ans après le jalon marqué par Sleep d’Andy Warhol, l’artiste français Ben semble avoir été le premier à le faire avec son « Geste : dormir ». Il montre un acte anodin, qui interroge les fonctions vitales de l’homme dès qu’on le sort de son contexte. Cependant, il s’agissait d’un sommeil particulier, conditionné pour la performance par la prise de somnifères. L’acte n’est donc plus naturel ni nécessaire, il est provoqué : de cette manière, le sommeil est utilisé, extrait du quotidien et transformé dans un cadre artistique.

Ben, Geste : dormir, 1966-1972
Ben, Geste : dormir, 1966-1972, Photographie noir et blanc et acrylique sur contreplaqué 76 x 76 x 1 cm. © Blaise Adilon © Adagp

 

Chris Burden, Bed Piece, 18 février-10 mars 1972, Market Street, Venice, Californie
Chris Burden, Bed Piece 1972. Performance du 18 février au 10 mars 1972, soit 22 jours. Market Street Program, Venice, Californie.

Quelques années plus tard, Chris Burden a proposé au public de le voir dormir naturellement durant 22 jours. Pendant tout ce temps, il n’a pas quitté le lit dans lequel il s’était installé, au sein d’une galerie. L’idée était de réduire le fonctionnement de son corps au strict minimum, par le sommeil. Il n’existe qu’une seule photographie pour témoigner de la performance, selon le vœux de l’artiste. L’image est centrée sur le lit et l’artiste qui semble endormi, ramenant ces 22 jours de sa vie à une unique action : dormir. Ici, il offre son corps vulnérable au spectateur, tout comme l’avait fait Ben auparavant.

Au même moment, les appareils d’analyse du sommeil se sont développés et sont devenus de plus en plus faciles d’accès, ouvrant à d’autres possibilités. Parmi les artistes qui s’en sont emparés, j’ai remarqué Pascal Convert avec sa Chambre du sommeil en 1991. Il a utilisé un enregistreur polygraphique, qui a analysé et enregistré son sommeil pendant toute une nuit. Les capteurs ont tracé des courbes sur plus de 1000 feuilles, qui détaillent les différentes phases de sommeil. Ce sont ces dessins qui ont ensuite été transformés et exposés. On peut donc voir le sommeil différemment, dans une retranscription scientifique qui en est le témoin et devient motif artistique. L’artiste a cependant contré l’aspect visuellement impersonnel et presque muet de ces réalisations, en les intitulant toujours « Autoportrait ».

Pascal Convert, Autoportrait, polygraphies de sommeil, 1991
Pascal Convert, Autoportrait, polygraphies de sommeil, 1991. (16-17 janvier 1991, page 1098, réveil), marmorite noire, 156/110/1,5cm. source et © site internet de l’artiste

A - Mondrian
travers tous ces exemples, on réalise que c’est bien toujours l’unilatéralité du regard provoquée par le sommeil qui fascine. De même, qu’il s’agisse de la torpeur de l’artiste, d’une entité mythologique ou d’un inconnu, les questionnements se rejoignent autour des dualités qui font son intérêt. Entre vie, veille, désir et mort, aujourd’hui encore tous restent intrigués par cet état primaire mais complexe. Et au delà du sommeil, d’autres aspects apparaissent et soulèvent encore d’autres interrogations : comment représenter le rêve, le cauchemar, mais aussi le somnambulisme ou encore l’insomnie ?


1 Marsile Ficin, 1482. Il s’agit du sommeil, avec la syncope, l’humeur mélancolique, le tempérament équilibré, la solitude, la chasteté et la stupeur.

Céline Giraud

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