[DOSSIER] L’art contemporain est-il populaire ?

discuter d’art contemporain c’est parfois se confronter à des réactions d’incompréhension voire de rejet. L’aspect opaque de certaines œuvres est frustrant, n’engageant pas le spectateur à une lecture minutieuse. L’art demande du temps, un simple coup d’œil ne permet pas d’embrasser toute l’ampleur des créations plastiques. Puis, parfois, on les regarde, les comprend mais on en voit pas l’utilité.

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Claude Viallat, motif haricot

Il y a plusieurs raisons qui font que nous restons hermétiques à certaines créations : l’incompréhension d’abord, des motifs et du sujet, mais aussi une sensibilité artistique non partagée ou une création loupée à cause d’un discours artistique difficilement lisible par le visiteur. Ceci dit, il arrive aussi que ce soit à cause d’un jugement trop hâtif de sa part, se contentant de prononcer le fameux « j’aime pas », annihilant immédiatement les efforts d’analyses et de compréhension. Seulement est-ce que l’art parle uniquement à nos goûts ? Puis, d’ailleurs, qu’est-ce que l’art contemporain ?

Il me semble donc intéressant de voire pourquoi et comment on arrive à se contenter de ce jugement, alors même que nous savons que le goût est construit en grande partie, de manière subjective. Mais avant de commencer ce raisonnement, il convient de préciser qu’il ne s’agit pas d’un réquisitoire pour l’art contemporain. Ne pas aimer une création de ce type n’est pas dérangeant dès lors qu’on sait en discuter.

Art contemporain ?

L’expression « art contemporain » est bien particulière car elle renvoie à un art débridé, affranchi des canons académiques. Je dis « expression » car elle n’est ni une véritable catégorisation esthétique ni stylistique, mais plutôt une sensation. Au premier abord, l’unique chose permettant de qualifier l’art de contemporain est le fait qu’il soit créé de nos jours. Il y a un état de fait lié à l’« actuel ». Dès lors, tout art réalisé à l’instant où l’on vit est contemporain.

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Picasso, Les Demoiselles d’Avignon

Étrangement, nous avons pris l’habitude de classer certaines productions sous cette appellation, devenue une forme particulière, identifiée et exposée comme telle. Toutefois, sa périodisation reste discutable : certains considèrent que l’art contemporain débute après Picasso – fermant ainsi la marche du Moderne – c’est à dire vers 1906. De là se développe tout un grand courant s’étalant du début du XXe siècle jusqu’à 1950, nommé Avant-garde. Défini par une volonté de renouvellement constant et une remise en question de ce qui avait été fait précédemment, le critique d’art et l’historien y trouvaient des éléments suffisamment récurrents pour en définir les bornes chronologiques.

Les avant-gardes marquent un renouvellement de l’art, autant au niveau des matériaux utilisés que des manières de traiter les sujets. Les artistes cherchent à briser les frontières de la matérialité de leur création, abolissant d’abord la peinture, médium académique par excellence, pour, notamment, aller vers le collage. Tout devient alors possible, tout élément peut devenir de l’art (comme avec les Ready-Made).

À la suite des guerres et de la migration des artistes emblématiques vers d’autres pays comme les USA, l’art mondial – et par conséquent, celui français – connaît un nouveau tournant, entre recherche de l’origine de l’art et d’une tabula rasa, liée à l’atrocité des faits passés. 

Ainsi, l’art des années 1960-70 change notablement les caractéristiques du début du siècle. De ce fait, certains s’accordent pour dire qu’il y a un nouveau mouvement, plus « contemporain », laissant sous-entendre l’existence de caractéristiques précises. Comme l’écrit Nathalie Heinich, sociologue de l’art, cette classification doit prendre en compte : l’historiographie, l’esthétique, la chronologie, la dimension générique (répétition de même motifs), les modalités de circulations, etc.

De ce fait, lorsqu’on parle d’art contemporain, en réalité on parle d’art créé aujourd’hui mais aussi de plusieurs mouvements. Et la caractéristique principale de cette période est de chercher la sensation avant tout, quitte à moins développer la part spirituelle et formelle de la création (toujours selon N.Heinich).

Frustration du « J’aime pas » et du dessin de l’enfant

Cette recherche de nouvelles formes peut mener à une sorte d’excentricité que le regardeur aura du mal à comprendre. Dès lors, l’apparente « simplicité » des créations, des motifs ou de la réalisation offre une critique idéale : la qualité est jugée trop faible pour être digne d’intérêt puisqu’« un enfant de 5 ans aurait pu le faire ». Cette perception n’est pas nouvelle et fait sourire autant qu’elle agace, car elle sous-entend que l’artiste a la même capacité de réflexion que l’enfant.

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Improvisation 21A, W.Kandinsky, 1911, huile, 96x105cm, Städtische Galerie im Lenbachaus, Munich, Allemage

Kandinsky fait partie des artistes critiqués pour ses formes imprécises. Dans cette toile, l’imprécision est renforcée par le mouvement, donné par les taches d’encre, alors même que ce paysage est totalement figé ; la perspective n’est plus qu’une superposition de plans. L’artiste nous montre le bouleversement d’une société avant la guerre. Ainsi, ce qui s’apparente à une non maîtrise des matériaux est finalement une déconstruction tentant de rendre compte d’un état d’esprit commun, lié à la peur du futur. C’est un chaos contrôlé, pensé pour témoigner de l’état de la société à un instant I. Cela dépasse donc le dessin-loisir de l’enfant.

Mais d’ailleurs, est-ce que le qualificatif « enfant » est vraiment péjoratif ? Kandinsky, comme Kafka, aurait certainement apprécié ce rapprochement puisqu’il aimait la spontanéité et voulait que les sentiments soient libérés de toute restriction. Plusieurs artistes partageant cet idéal, ont essuyé la critique de l’enfant, comme Cy Twombly.

Mais loin d’être de l’enfantillage, comme s’amuse à le démontrer Roland Barthes, il y a dans leurs toiles l’expression d’une recherche libérée de toute contrainte sémantique, narrative (surtout) et de l’histoire de l’art. Mais arriver à un tel état est compliqué puisqu’il demande aux artiste de s’émanciper des leçons apprises.

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Fontana, Concept spatiale attente, 1960.

Cette création de Fontana en est probablement une bonne métaphore : découpant d’un seul geste sa toile, il exprime sa volonté de repousser les limites de la toile elle-même afin de s’évader des formats conventionnels. En un sens, l’artiste éventre son propre support, celui-là même qui l’avait fait naître.

Cette réflexion de l’art sur lui-même est importante et révélatrice du temps dans lequel l’artiste évolue. Il y a toujours une mise à jour des motifs selon les avancées technologiques, le matériel, les possibilités de créations ect. L’art est une matière vivante dont la sanité tient en partie dans le fait qu’il se transforme. Comme pour une société en somme.

Que cache donc, alors, cette critique de l’enfant de 5 ans ? Peut-être un manque de connaissance. En effet, il est très frustrant de ne pas comprendre ce que l’on regarde. Notre société est bordée d’images et pourtant, certaines proposées par les artistes nous sont totalement hermétiques ! Aucune émotion ne naît hormis celle du je n’aime pas voire, du « trop » contemporain. Pour autant, est-ce que le résultat final doit primer sur tout le reste ?

De là se pose une autre question : est-ce que l’art doit parler à nos sentiments ou à notre intellect ? A priori, ce que le public attend de l’artiste est, comme le dit Nicolas Bourriaud, une « prouesse artistique, de la qualification, que l’artiste lui prouve qu’il n’est pas dans le même camp que lui. Je crois vraiment que le public demande à l’artiste de justifier son statut de semi parasite qui est l’image très répandue de l’artiste. » D’où ce jugement de l’enfant.

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Yves Klein, Monochrome bleu sans titre (IKB 45), 1960, 27 x 46 cm. (C.) Archives Yves Klein

Pour certaines personnes, l’art est compromis par une sorte de fantasme, légitime ou non, de pureté. Il ne peut être soumis ni à une valeur mercantile ni à la banalité du quotidien. Face à une création, on en oublierait son contexte ou même l’artiste, pour ne voir que la matière en mouvement. Et malheureusement, elle ne suffit pas toujours à en faire apprécier le sujet.

Le principe de l’élitisme

Dans l’histoire, il existe bien un art de l’élite : celui de la cour. Répondant souvent à des commandes, les artistes se mettaient au service du pouvoir, souvent pour glorifier sa figure. Toutefois, aujourd’hui, les motivations sont aussi autres. Alors est-ce que l’art contemporain peut être populaire ?

armanportrait-robot-yveskleinHenry Meyric Huges interrogé sur la valeur de l’art contemporain, exprime le paradoxe de ce genre : alors qu’il est accusé d’élitisme, ses sources d’inspirations sont souvent populaires et donc en opposition avec ce qui fait l’académisme. Les formes ne sont pas forcément liées aux hautes sphères sociales (faudrait-il encore savoir à quoi cela correspond) mais bien au quotidien banal, de tout un chacun. Dès lors, les artistes font entrer des objets « populaires » reconnaissables par tous, comme dans les poubelles d’Arman. Pour H.M. Hugues, il y a même une forme de système D dans ce genre, montrant les moyens de réalisation.

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Téléphone-Homard, Dali, 1936. technique mixte, acier, plâtre, caoutchouc, résine, papier, 18x33x18 cm. Tate collection, Londres, Royaume-Uni.

Selon les théories freudiennes, Dali est persuadé que les objets et leurs associations hétéroclites, peuvent favoriser chez le regardeur, le développement d’illusions révélant des désirs. Il nomme cela la méthode paranoiaque-critique qui consiste à se plonger dans un état hallucinatoire afin d’accéder plus facilement à l’inconscient. Malgré la dimension surréaliste de l’assemblage entre un téléphone et un homard, la sculpture peut sembler incompréhensible si nous n’avons pas les théories freudiennes, le contexte historique et une connaissance minime de l’artiste, en tête.

Ainsi, et paradoxalement, lorsque l’art se rapproche du quotidien et du grand public, il peut être incompris voire moqué, le reléguant à un art d’élite et donc à destination d’une certaine catégorie de personne.

La mise à disposition de l’art au plus grand nombre, ne touche pas seulement les problématiques liées à la création matérielle et plastique : les événements comme les foires, les biennales, les expositions blockbuster, tendent vers une dédiabolisation de l’art contemporain, notamment en prenant en compte les disponibilités du visiteur. À ce titre, le Palais de Tokyo, tel qu’il est aujourd’hui, a été pensé par ses directeurs Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud, pour des visiteurs : les horaires d’ouvertures sont décalées afin que les travailleurs puissent s’y rendre de nuit. De même, La Nuit blanche à Paris, est un événement né de la volonté de démocratiser « l’accès à » et de rendre visible l’art contemporain. 

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Nuit blanche, Paris, 2015 (C: DR pour le Figaro)

L’art entre donc dans la ville, parfois même à sa propre demande. Alors est-ce que son élitisme tiendrait davantage à une faiblesse du côté de sa médiation et de ses explications ?

la popularité de l’art dit contemporain, est loin d’être acquise, d’autant qu’être populaire aujourd’hui, signifie être visible. Si certains pays comme l’Angleterre, créent des événements médiatiques en son honneur, font leurs gros titres avec les noms des artistes, il est plus rare que la presse quotidienne française le fasse. Pourtant, le spectateur reste celui qui décide ou non de la validité de l’art. Durant les époques marxistes avait été avancée l’idée que l’humain pouvait être ce qu’il voulait et interchanger ses casquettes. Des artistes ont repris à leur compte ce principe, pensant que tout le monde pouvait être artiste et critique d’art, ce qui les rendait intrinsèquement « populaires ». Mais il semblerait bien que cela soit insuffisant, voire utopique.

Il est difficile de différencier le « bon » art du « mauvais », puisque cette dichotomie porte en elle ses propres limites de goût et de morale. Mais, se contenter d’un je n’aime pas revient à le soumettre à ceux-ci. La valeur du plaisir prendrait donc le pas sur celle de l’intellect. Mais après tout, est-ce que l’art ne serait pas du sensible rendu palpable et visible pour la raison ?

Alicia Martins

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