Silent Hill, un cheminement vers le monstre intérieur
La folie… un sujet qui a inspiré un nombre considérable d’artistes. De la peinture à la littérature, du Cri de Munch aux évocations torturées de la littérature de Lovecraft, les exemples ne manquent pas. Mais des formats artistiques plus récents ont donné aux représentations de la folie une dimension nouvelle. Le jeu vidéo en est un exemple d’autant plus intéressant que le thème est ici traité sous la lentille de l’interactivité et de l’immersivité. Une série aura particulièrement marqué les mémoires par son ambiance mêlant horreur et mystère, où la folie est traitée sous l’angle de la tension morbide entre corps et esprit : Silent Hill.
Une plongée dans une psyché tourmentée…
Série dont le premier jeu sort en 1999, Silent Hill met généralement en scène des individus à première vue normaux, sans histoire, qui se retrouvent plongés dans l’univers froid et torturé d’une ville mystérieuse peuplée de créatures difformes et agressives. Celles-ci sont en réalité pensées comme des métaphores très graphiques de la conscience torturée des protagonistes, dont on découvre le lourd passé au cours du jeu. Les infirmières démoniaques, créatures emblématiques de la saga à la fois hypersexualisées et difformes, illustrent donc, au cours des opus, une fascination empreinte d’angoisse envers le médical et de la maladie, là ou Pyramid Head (autre monstre emblématique) symbolise davantage le déni du protagoniste par rapport à sa propre violence…
Silent Hill 3, la nurse, source : Uppergames
Pyramid Head, Silent Hill, source : Silenthill Wikia
Le producteur, Akihiro Imamura, explique ainsi dans le making off du deuxième opus de la saga vidéoludique, vouloir « exprimer ce qui réside dans les profondeurs de l’esprit ». Le joueur est donc confronté à cet univers implicite, mystérieux, et doit se forger sa propre opinion de l’intériorité du personnage au fur et à mesure de ses rencontres avec les diverses créatures. Il est par ailleurs intéressant de noter que la confrontation directe avec les monstres est généralement difficile et très risquée. L’élément de gameplay (éviter le combat frontal avec les ennemis) est ainsi doublé d’un propos subtil : lutter frontalement contre sa peur et sa culpabilité est rarement efficace. Il est difficile de ne pas voir l’influence du surréalisme dans une telle esthétique de l’inconscient libéré, où, comme le dit André Breton, rédacteur du Manifeste du surréalisme en 1924, ce courant se doit d’être « une dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
Et en effet, lorsque l’on joue à un Silent Hill, difficile de ne pas y voir l’inconscient du personnage laissé « à ciel ouvert » dans tout ce qu’il a de plus repoussant.
…Illustrée par le corps en souffrance
Là où l’esprit et la conscience (passablement torturés) sont le moteur de l’histoire, le corps souffrant et la difformité physique en sont l’écrin visuel, contribuant à rendre explicites les dilemmes moraux du protagoniste. Les monstres sont certes une représentation littérale évidente de cette angoisse de la difformité, certains environnements du jeu n’hésitent pas à accentuer cet aspect charnel. En plongeant le joueur dans une ambiance angoissante, où les éléments métalliques de l’architecture fusionnent avec l’organique, le sentiment donné est d’être une proie piégée dans les entrailles d’un organisme vivant diffus et insaisissable. Le troisième opus en offre de bons exemples, avec le thème récurrent de l’angoisse de l’héroïne axé sur l’arrivée à l’âge adulte, la maternité et l’accouchement, donnant ainsi lieu à des environnements aux teintes rouges évoquant le sang et la chair.
Silent Hill 3, source : Uppergames
Silent Hill 3, source : Uppergames
Cette esthétique claustrophobique a pour inspiration notable les travaux de Francis Bacon, qui propose une peinture de la distorsion corporelle à mi chemin entre figuration et abstraction, déformant les membres tout en suggérant clairement des éléments de morphologie humaine.
C’est ainsi dans cet espace d’ « inquiétante étrangeté », cet intervalle trouble entre familier et inconnu que le corps est réinventé, redessiné, remodelé dans les Silent Hill.
Takayoshi Sato, character designer de Silent Hill 2, affirme ainsi que « la chose la plus importante est la façon de représenter le corps ». Il est toutefois intéressant de noter l’absence de visage chez les monstres : ceux ci sont réduits à des amas de chair plus ou moins humanoïdes avec lesquels il est impossible d’établir un quelconque lien de communication ou d’empathie. Le corps-souffrance est dissocié du visage-âme, et ainsi, la folie apparaît clairement comme le renoncement au lien avec autrui, mais aussi à l’honnêteté envers soi même.
Au final, les jeux Silent Hill illustrent le cheminement des protagonistes vers leur vérité intérieure, aussi angoissant soit-il, les obligeant à parcourir cet univers à la fois terrifiant et familier de leur propre déni.
James Sunderland, Silent Hill 2, source Generation-nt.com
Les partis pris esthétiques transcrivent parfaitement cet espace de tension confinant à la folie entre la souffrance intériorisée du personnage et les manifestations spectaculaires qui en découlent. Cela ne manque pas de désorienter le joueur et de générer ce sentiment étrange et désagréable de menace diffuse. La frontière entre l’humanité supposée du protagoniste à priori sans histoires, et la laideur monstrueuse de ses angoisses et de son passé révélé au cours du jeu, se trouble au fur et à mesure de la progression du joueur. Il n’appartient qu’à lui de faire les choix scénaristiques qui mèneront le personnage à la « rédemption », à l’acceptation de sa part d’ombre, ou bien à plonger plus encore dans le déni…