Décrire une société, c’est tout un art que le néo-réalisme italien et ses maîtres, Rossellini, Visconti, Antonioni, De Santis, De Sica et Fellini pour ne citer qu’eux, ont maîtrisé avec beaucoup de justesse. Il y a eu 20 ans de fascisme et de cinéma mussolinien ennuyeux où les héros ont toujours du sang sur les mains. Et ensuite… Le voleur de bicyclette (1947) de De Sica apparaît comme un miroir de la société italienne.
La critique sociale
Le septième art italien de l’époque n’efface pas les difficultés économiques et politiques engendrées par le fascisme. En revanche, il a le mérite de construire une critique sociale qui se fond sur la vie quotidienne des individus, à travers des sujets misérabilistes. Elle se noue avec les angoisses d’un idéal politique qui se cherche entre le communisme et la démocratie chrétienne. Le voleur de bicyclette n’est pas un film misérabiliste, et l’esthétisme de ses images en témoigne. Le réalisme des scènes, le quotidien du poseur d’affiches dépendant de son vélo pour travailler et l’intelligence du réalisateur qui dénonce, montre et démontre les dérives sociétales de l’Italie des années 50. Les vieux sujets font parfois de bonnes analyses du monde contemporain. Ainsi n’a-t-on pas entendu ces derniers temps un retour au conservatisme et un appel au déni du peu d’humanité qu’il nous reste à exprimer. Nous ne sortons pas du fascisme mussolinien et notre système politique n’est pas si vacillant que ce que l’on peut entendre. Pourtant nous voyons des voleurs de bicyclette partout. Dans ce chef d’œuvre du cinéma le volé se retrouve voleur pour manger, et d’un statut de victime il passe au statut de bandit.

Un cinéma engagé

Le néo-réalisme italien n’est pas qu’humaniste, il est sombre et diabolique comme Ossessione (Les amants diaboliques, 1943). Au-delà de l’histoire d’amour, le film résonne comme une chronique subversive de la société italienne des années mussoliniennes. Nous sommes face à une histoire romancée qui différencie l’art et la société. Si l’art nous explique la société, il n’est pas lui-même « société ». La nature vénale des personnages se mêle à leur condition de « pauvre » et à leur capacité à rêver un avenir meilleur. Ce que l’art peut nous apporter est bien plus qu’un reflet mais une substance de ce que peut être tout individu voulant échapper à son destin. Tous les thèmes sont des clichés, la question qui se pose est de savoir si ces clichés sont bousculés et si l’analyse dépasse le sens commun. Le modèle kantien est mis à rude épreuve car le néo-réalisme italien n’est pas désintéressé mais engagé. Il enchevêtre volontiers le politique avec l’esthétisme, le misérabilisme avec le réalisme. Il y a dans l’œuvre de Visconti une part de folie tout comme ses pairs. En effet tous ces films sont autant de manifestes empreints d’enjeux qui les dépassent. C’est un paradoxe quand on sait que ce cinéma se veut apolitique et cherche à se distancer de toute morale ou psychologisme.
Une esthétique nouvelle
Lorsque Rossellini tourne Rome, Ville ouverte, réalisé en 1945, il utilise comme beaucoup de néo-réalistes des lieux réels et non pas des studios de tournage comme le centre de cinématographique du Cinecittà créé en 1937 pendant les années fascistes par Mussolini. Il utilise peu de moyens et cela se voit à l’écran, mais c’est tout aussi bien. Il espère de cette façon attirer l’attention sur l’état de délabrement (politique, économique et matériel) de l’Italie. Le manque de pellicules restreint le nombre de prises et accroît le nombre de plans séquences (plans longs où le réalisateur filme toute une scène sans champ contre champ, ce qui oblige à plus de mobilité et à créer un espace englobant). Les contraintes de tournage du cinéma italien d’après-guerre ont permis d’ajouter à la critique sociale une qualité esthétique.
Les thèmes de l’errance et du vagabondage, qui permettent aux réalisateurs de dénoncer le délitement de la nation, sont privilégiés mais pas seulement. Le néo-réalisme italien n’est pas homogène pour autant, car chaque réalisateur décide de prendre un angle d’analyse différent. Dans Rome, ville ouverte, Rossellini s’attache par exemple à montrer les dégâts matériels de l’après-guerre. L’approche réaliste est d’autant plus forte que les équipes de tournage ont vécus le totalitarisme de près. Le questionnement complexe sur les fondements de la cité « civitas » est transgressif et souvent populiste. Les scènes se passent très simplement sans artifices et nous apprennent que l’art du vécu peut nous transporter dans des réalités du passé en résonance avec le présent. Traitant de la nature humaine, des rapports hommes-femmes, parents-enfants, et de tout ce qui fait une société à un moment de son histoire, le néo-réalisme italien a nourri des générations de cinéastes. L’étendue des œuvres de chaque réalisateur cité ici est une mine d’informations sur ce que nous sommes et ce que nous pourrions être…
Olivier Muller-Benouaddah