L’art est une forme d’expression où l’analyse d’une anthropologie sociale et culturelle, ce à quoi nous nous limiterons, peut apporter un éclairage nouveau sur les objets. Appréhender l’art à l’aide de l’anthropologie c’est rendre dicible, visible et lisible tout ce qui nous échappe ou qui nous apparaît comme naturel. C’est étudier le patrimoine ethnologique d’une œuvre dans son ensemble. Aussi, étudier une œuvre en particulier ne correspond pas à l’analyse anthropologique en général. L’intérêt est d’étudier, à travers « des œuvres » un style de société et un type de vie sociale (voir Claude Lévi-Strauss).
L’étude de l’anthropologue :
Un style artistique peut être appréhendé comme un système de signification et de communication mais en aucun cas il ne se réduit à la notion de « beau ». La question pour l’anthropologue n’est pas de savoir si un objet est une œuvre artistique ou non mais de comprendre les modalités de sa production dans un système culturel. Son rôle n’est pas d’évaluer une œuvre d’art par sa « valeur esthétique » dans un système qu’elle a elle-même créé, mais plutôt par la fonction représentative qu’elle revêt dans un contexte qui lui est propre. En d’autres termes l’ethnologue appréhende une œuvre comme l’expression d’une tradition culturelle où symboles, rites et organisations sociétales s’entremêlent.
Ainsi pour comprendre une œuvre d’art il s’agit de passer au-delà du regard esthétique porté sur l’objet. Il existe plusieurs éléments substantiels qui sont interdépendants. Prenons un exemple précis, Le tango de l’Archange de Van Dongen et plus généralement les Années Folles (1920-1929).

Ils représentent une époque à travers un mouvement, le fauvisme, et correspondent également à une manière de vivre (libertaire). D’une part le peintre exprime l’extravagance des Années Folles symbolisée par le tango. D’autre part il est constitutif d’une période de libération d’après-guerre représentée par un mode de vie ; la mondanité, les fêtes parisiennes, un peintre se baladant en sandales, un nouveau style, la Garçonne (du même nom que le roman de Paul Margueritte paru en 1922). Les peintures de Van Dongen sont empreintes de ses voyages au Maroc, en Italie, en Egypte ou en Espagne.
L’anthropologie pour déceler les contextes sociaux :
L’exemple des Années Folles est intéressant car à travers les arts, ces années de libération nous ont amené des styles artistiques issus de groupes différents. Durant ces années les influences ont été multiples, la syncope rythmique du jazz se manifeste, la mélancolie musicale fait respirer les mélanges entre les compositions de l’Afrique de l’Ouest et l’Europe. La mixité entre les orchestres de danse et les negro-spirituals nous apporte des sons nouveaux. Malheureusement l’époque nous ramène à des réalités clivantes. 80 ans plus tard certains ont cru bon de raviver des vieux démons qui nous avaient fait oublier que la « vénus noire » Joséphine Baker se produisait avec une ceinture de bananes autour de la taille et dansait de manière excentrique pour divertir les spectateurs.

Le revers de la médaille nous a montré que l’égalité entre les femmes et les hommes n’était pas liée à la libération de la société. Et plus tard de s’apercevoir qu’on accordait plus de crédit artistique au tango argentin qu’aux danses dites « exotiques » et aux musiques issues de l’Afrique. Dans le domaine artistique l’anthropologie nous permet parfois de déceler les ressemblances plus que les différences. Dans une période où les individus se méfient les uns des autres à cause de leurs différences, l’art et l’anthropologie nous seraient bien utiles afin de nous ouvrir l’esprit. À travers l’art on trouve toujours des thèmes dominants ou un domaine de la vie sociale qui se dessine plus que les autres. Les transferts culturels par voie migratoire ont démontré qu’un art pouvait en influencer un autre. Le sens et l’importance de ses influences ne sont pas déterminés avec précision et certitude. Plus tard lorsque les observations ont été plus précises, les ethnologues ont constaté qu’il y avait bien une domination d’un art sur un autre mais pour des raisons uniquement de réception des œuvres. En d’autres termes ce qui fait l’œuvre d’art n’est pas simplement sa diffusion dans le temps et l’espace mais la société dans laquelle elle est réceptionnée. L’historicité d’une œuvre nous apprend qu’elle est importante que si nous lui donnons de l’importance dans notre propre histoire.
L’art comme baromètre des perceptions :
La perception évolutionniste n’est pas l’apanage des sociétés dites modernes. Lévi-Strauss, dans Race et histoire, explique que l’attitude qui consiste à rejeter des individus que nous percevons comme des « barbares » est répandue également chez ces mêmes « barbares ». Rejeter l’humanité ou la barbarie révèle un comportement ethnocentrique, qu’il soit moderne ou non. Et l’art dans tout ça ? Et bien il constitue justement un baromètre pertinent dans la vision que nous avons des autres sociétés. La prétendue suprématie artistique de notre société est un repli sur soi tout comme la concurrence entre les arts d’un groupe social à un autre. La valeur sociale d’une œuvre d’art est la conséquence de la vision que l’on a de la société dans laquelle elle a été produite.
Et pour conclure, pourquoi ne pas décrire l’art par l’art… N’est-ce pas un style de société que de laisser la libre expression aux poèmes de la « négritude » dont Léopold Sédar Senghor, francophone dans l’âme, était un des plus illustres représentants avec Aimé Césaire et L. G. Dama. En lisant ceci nous avons retrouvé les arts africains et l’esthétique des masques dans un français que beaucoup envient…
Masque nègre
À Pablo Picasso
« Elle dort et repose sur la candeur du sable.
Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe.
Les paupières closes, coupe double et sources scellées.
Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine – ou’ le sourire de la femme complice?
Les patènes des joues, le dessin du menton chantent l’accord muet.
Visage de masque fermé à l’éphémère, sans yeux sans matière.
Tête de bronze parfaite et sa patine de temps.
Que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers
O visage tel que Dieu t’a créé avant la mémoire même des âges.
Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair.
Je t’adore, ô Beauté, de mon œil monocorde! »Léopold Sédar SENGHOR, Recueil : « Chants d’ombre »
Olivier Muller-Benouaddah