[DOSSIER] Quand la vue trompe les peintres

d

ans l’antiquité, la vue était considérée comme un sens phare, puisque dans la mythologie en cas de cécité une autre forme de « vision » intervenait (1) . Elle a toujours été importante au cours de l’histoire, considérée comme le lieu de transmission des sentiments, ou encore comme un symbole de la puissance solaire ou de la raison.

Aujourd’hui, ce sens est toujours aussi essentiel dans notre société. Si elle est aussi importante pour vous qui lisez cet article que pour moi qui le rédige, elle est encore plus cruciale pour les artistes et à fortiori les peintres. Toute la subjectivité de la peinture est liée au regard et à la volonté du créateur, puisque leurs réalisations reposent entièrement sur le visuel. Car contrairement à la sculpture que l’on peut toucher ou à la musique que l’on entend, une peinture se regarde. Et qu’il s’agisse du papier ou de la toile, l’œuvre qui y figure n’est présente que sur une surface presque plane, imperceptible sans la vue. Ce mode de perception est donc à la fois celui par lequel l’artiste appréhende le monde, en propose une vision, puis par lequel nous la recevons. On a donc tendance à s’imaginer que les peintres dont les œuvres sont reconnues disposaient d’une vue parfaite au moment de ces réalisations. Pourtant, ils semblent être nombreux à avoir été atteints par différents défauts de la vue : que se passe-t-il lorsque la vue d’un peintre est perturbée ?

Ce que l’histoire nous en dit

Les artistes sont d’abord des hommes et des femmes comme les autres, qui peuvent être touchés par des problèmes de vue, liés à l’âge ou non. L’étude de la perturbation visuelle des peintres est relativement récente, tout comme le sont beaucoup d’avancées de l’ophtalmologie. Concernant les peintres ayant vécu avant le XVIIIe siècle, il n’est donc presque jamais possible d’affirmer quoi que ce soit. L’ophtalmologue spécialiste des pathologies d’artistes Philippe Lanthony (2) a tout de même mené l’enquête, et soulève plusieurs hypothèses quant à des artistes largement reconnus.

5.1.2
Titien, Autoportrait, v. 1562. Peinture à l’huile, C. Archives Larbor

En remontant un peu dans l’histoire de l’art, on s’aperçoit que beaucoup de spécialistes et d’historiens pensent que Michel-Ange (1475-1564) a progressivement perdu la vue à la fin de sa vie, mais presque rien ne le prouve. À l’inverse, il est très probable que ça ait été le cas de son contemporain Titien (1490-1576), autre artiste italien. Ce fut un des chefs de file de l’école vénitienne au XVIe siècle, qui a été lié à plusieurs grandes cours européennes. Lorsqu’on lit sa biographie écrite par Giorgio Vasari (3), on apprend qu’à partir d’un moment de sa vie ses œuvres n’avaient plus la finesse de son trait habituel, parce qu’il était contraint de peindre directement à la main. Un peu plus loin dans l’ouvrage, l’auteur fait le choix de ne pas commenter du tout les dernières années de la vie du peintre, faisant tout simplement l’impasse sur ces travaux. En regardant les toiles concernées il semble que le premier constat de Vasari soit justifié, et atteste une probable baisse de vision. Pour comprendre ces différences, nous comparerons une œuvre peinte en pleine maturité de l’artiste, comme son Sisyphe (v.1548), avec une réalisation datant de l’année de sa mort comme le Supplice de Marsyas (v.1576).

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Titien, Le supplice de Marsyas, v.1576, 212 x 207cm, huile sur toile, © Château de Kromeriz

Entre les deux, le travail des contours s’est largement atténué, tout comme beaucoup de contrastes. On remarque la représentation précise des veines du pied et des muscles du corps de Sisyphe, éloignée du traitement des corps dans le supplice de Marsyas. Le trait et la touche de l’artiste sont beaucoup plus visibles, preuve qu’il travaillait bien directement à la main et au doigt. Pour certains, il ne s’agissait que de choix stylistiques faits par l’artiste, dont les réalisations ont connu beaucoup de périodes différentes. Mais dans certaines créations à la fin de sa vie, la toile était même visible à certains endroits du tableau. Ce type de touche libre est donc soit la preuve d’une prise de liberté exceptionnelle par rapport aux conventions de l’époque, soit la preuve qu’il s’agissait d’un artiste passionné et plein de ressources, qui a trouvé des moyens de créer malgré des problèmes de vue.

La question se pose exactement de la même manière pour d’autres peintres, comme le portraitiste hollandais Frans Hals (1580-1666). On constate une différence énorme entre les tableaux réalisés dans la majorité de sa vie, et ceux qui datent de ses dernières années. Encore une fois, c’est une touche visible et bien moins précise qui nous pousse à croire que l’artiste avait partiellement perdu la vue.

Là aussi, ce sont des détails physiques qui attirent notre regard, puisque le travail des mains est incomparable. Ce type de touche ne se retrouve presque pas dans l’histoire de l’art avant plusieurs siècles.

En partant du principe qu’une mauvaise vue à poussé Titien et Hals à opérer des changements dans leurs manières de peindre, on peut estimer que ce fut aussi le cas de bien d’autres artistes au cours de l’histoire. Qu’en est-il de ceux dont la modernité était prouvée et affirmée, aux XIX et XXe siècle : une vue défaillante a-t-elle pu participer à une forme de renouveau créatif ?

Vers un renouveau créatif, de Pissarro à Monet

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Camille Pissarro, Chemin montant à travers champs, 1879, huile sur toile, 54 x 65 cm, ©photo musée d’Orsay / rmn

Lorsqu’on se penche sur la question des problèmes ophtalmologiques des peintres, le nom de Camille Pissarro (1830-1903) ressort fréquemment. Ce peintre impressionniste français d’origine danoise nous livre de manière précise toute l’évolution de son problème de vue dans sa correspondance. Il était atteint à l’œil gauche de dacryocystite, une pathologie qui provoque des larmoiements et des douleurs dues à des abcès dans le canal lacrymal. Il semble qu’il ait été malade à partir de 1882, soit vers ses 50 ans, jusqu’à la fin de sa vie. Cette affection fonctionne par poussées régulières, soignées ensuite de façon temporaire. D’abord, la douleur l’empêchait de peindre lors des crises. Ensuite, le traitement lui interdisait d’exposer son œil au vent, à la poussière ou à la lumière. Pour peindre, il devait couvrir son œil avec un bandeau : mais comment créer dans ces conditions quand on est un artiste d’extérieur ? Jusque là, ses sujets favoris étaient les paysages et les scènes de campagne, et il n’arrivait plus à peindre comme il le souhaitait en se couvrant un œil.

Il a donc commencé à réaliser ses croquis en extérieur, pour ensuite peindre en intérieur. Mais ce n’était satisfaisant pour ce plein-airiste. La solution s’est imposée à lui lorsqu’il a été forcé de quitter la campagne, pour venir régulièrement à Paris voir l’ophtalmologue qui le soignait : il s’est mis à peindre la ville, à travers les fenêtres de chambres et d’appartements.

Après avoir séjourné dans de nombreux hôtels choisis pour leurs vues, il a déménagé complètement à Paris. Là, il a occupé plusieurs appartements successivement, parfois en même temps. Ses choix étaient encore une fois déterminés par les vues offertes par les fenêtres, pour pouvoir en travailler plusieurs à l’abri du même lieu.

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Camille Pissarro, Le Pont Neuf, 1902, huile sur toile, 55 × 46.5 cm, (C.) The Yorck Project

Ces vues de ville ont fait le succès de Pissarro dans la dernière partie de sa vie. Elles n’auraient sûrement pas existé s’il n’avait pas eu de problèmes de vue. Il a choisit de transformer complètement sa manière de peindre, en s’adaptant à sa santé : il est passé d’une peinture réalisée en ayant les choses à sa hauteur, à une peinture de haut, avec des perspectives radicalement différentes. Sa correspondance le prouve : venir vivre à Paris l’a totalement passionné et changé.

Le cas de Claude Monet (1840-1926), un des fondateurs de l’impressionnisme, est différent mais encore plus célèbre. On dispose de tous les documents médicaux qui détaillent ses pathologies et soins, qu’il a aussi évoqués dans sa correspondance. Il était atteint de la cataracte, une maladie courante qui modifie la perception des couleurs. Toutes les nuances froides sont remplacées par des tons chauds et la vision des formes est également modifiée. C’est entre 1911 et 1912, à 71 ans, qu’il s’est aperçu qu’il était atteint de la cataracte, car son œil droit était presque aveugle. Il a décidé de ne pas se faire opérer avant 1923, continuant à peindre uniquement avec son œil gauche. Là, l’opération a brutalement modifié sa vision (4). Ce qui est intéressant, c’est qu’on peut facilement reconnaître ces périodes dans la peinture de Monet. Ce sont les représentations du pont japonais qui se trouvait dans son jardin qui permettent le mieux de comprendre ce qu’a vécu le peintre avant son opération.

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Claude Monet, Le bassin aux nymphéas, le pont japonais, 1899, huile sur toile, 89 x 93,5 cm, (C.) akg-images / Erich Lessing.

Dans la première toile, datée de 1899, les couleurs utilisées sont froides, et la touche va dans le détail. Les contours sont bien dessinés, et on distingue de nombreuses nuances colorées. Progressivement, sa palette se réchauffe avant l’effacement total des couleurs froides.

À partir de 1912, la perspective disparaît, tout comme les contours et les formes. Dans les dernières toiles avant la chirurgie, comme ci-dessus à droite, l’ensemble s’assombrit, puisqu’en avançant la cataracte finit par couvrir l’œil d’un voile sombre. Monet a choisit de représenter ces évolutions, qu’il trouvait intéressantes et souhaitait peindre. Il a d’ailleurs documenté les changements apportés par son opération dans une autre série réalisée dans son jardin : celle de la Maison aux roses. Les premières vues montrent des couleurs chaudes mais sombres, avant de s’éclaircir considérablement après l’opération. Les couleurs froides reviennent ensuite brutalement, avant que le peintre ne retrouve un équilibre visuel après presque deux années d’attente.

Il est donc certain qu’à partir de 1912, la vue de Monet était très perturbée par la maladie. Il ne voyait presque que de l’œil gauche, dans un cercle chromatique restreint. Pourtant, la célèbre série des Nymphéas a été réalisée entre 1915 et 1926. Et il suffit d’y jeter un rapide coup d’œil pour comprendre que Monet ne pouvait plus percevoir les couleurs employées. Alors comment est-ce possible ?

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Claude Monet, Les Nymphéas : Matin, vers 1915-1926, Huile sur toile, 200 x 1275 cm, (C.) Musée de l’Orangerie. Série disponible en visite virtuelle en cliquant ici.

Le peintre y a répondu de lui-même en 1927 : il a posé les tons au hasard, en se fiant aux étiquettes de ses tubes selon ses précédentes réalisations, et en se fiant à l’ordre des couleurs sur sa palette (5). Il s’est donc adapté à ses problèmes de vue, en cessant de peindre sur des petits formats, augmentant les contrastes lumineux de ses tableaux pour compenser la restriction des couleurs employées. Il a transformé ses problèmes de vue en choix artistiques, pour ouvrir son travail à un grand renouvellement.

Pissarro et Monet présentent tous deux des situations intéressantes, mais ils sont loin d’être les seuls peintres dans ce cas (6). Ils sont ceux qui montrent les évolutions les plus flagrantes, puisqu’ils n’ont pas cessé de peindre. Mais certains artistes ont réagi autrement, en choisissant de faire de la perturbation visuelle un sujet à part entière : comment représenter une maladie dont les symptômes sont imperceptibles extérieurement ?

Représenter l’œil malade

Si la majorité des troubles visuels se manifestent par une perturbation de la manière de voir, certains sont concrètement visibles par le malade. C’est le cas du décollement et de l’hémorragie du corps vitré, une partie de l’œil qui se déplace et se retrouve devant la rétine, entrant dans le champ de vision du malade. C’est justement cette masse qu’a perçu et représenté Edvard Munch (1863-1944) en 1930. Cette forme présente dans son champ de vision l’a à la fois dérangé et inquiété. C’est peut-être pour cette raison qu’il a tant documenté son état, par la peinture, le dessin et la photographie. L’autoportrait a été son principal mode d’expérimentation. Sa grande particularité est d’avoir fait de la maladie un motif, puisqu’il a transformé la forme qui gênait sa vue en un oiseau bleu sombre ou noir.

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Edvard Munch, L’oeil malade de l’artiste. Nu agenouillé avec un aigle, 1930, aquarelle sur papier, 50 x 32,2m, (C.) Musée Munch

Dans ces toiles, on a une vision double : on voit la scène à travers le regard de Munch, majoritairement dérangé par cet oiseau. Mais on peut également voir l’artiste en arrière plan, caché derrière l’oiseau, nu et vulnérable. On remarque qu’il plaque parfois une main devant son oeil malade, comme pour le protéger ou pour ne voir qu’à travers l’oeil sain.

Cette forme de représentation très particulière se retrouve encore plus poussée dans certaines réalisations, où l’oiseau se détache de cette forme ronde qui symbolisait également l’œil, et devient un motif pictural à part entière. L’oiseau, qui représente la maladie, attaque l’artiste de manière symbolique. Il est à genoux à demi nu, la tête cachée entre les bras. La forme donnée à la partie supérieure de son corps rappelle cependant à nouveau celle de l’oeil, par sa forme ronde qui semble rayonner.

Mais si une telle représentation du trouble visuel est rare, les autoportraits de malades le sont moins. On peut citer l’exemple frappant mais particulier de Victor Brauner (1903-1966), qui s’est représenté avec l’orbite voilé de blanc et le contour de l’œil pendant. L’œil malade est vraiment au cœur de la représentation.

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Victor Brauner, Autoportrait, 1931, 220 x 162 cm, huile sur toile, (C.) ADAGP Paris

Ce qui est étonnant, c’est que son œil était encore tout à fait sain à ce moment là. Ce n’est que huit ans après qu’il a totalement perdu son œil : certains de ses contemporains ont parlé de peinture « prophétique ».

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Francis Bacon, Autoportrait à l’œil blessé, 1972, huile sur toile, 35,5 x 30,5 cm., (C.) Art.fr

À l’inverse, Francis Bacon (1909-1992) a attendu presque vingt ans avant de représenter son visage après l’accident qui a manqué de lui faire perdre son œil en 1954. Il avait été projeté contre une baie vitrée lors d’une bagarre. On peut se demander pourquoi il a attendu si longtemps avant de peindre cette toile, qui met clairement en avant la blessure à l’œil.

Toute notre attention est attirée par cet œil immense et fermé, dont les couleurs suggèrent la blessure et la chair abîmée. La toile est centrée sur lui, même par son titre. Cela renforce encore l’idée selon laquelle l’œil est un des attributs essentiels du peintre, et explique pourquoi ces artistes y ont consacré des réalisations.

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inalement, même s’il n’est pas possible d’en faire l’étude précise pour toutes les périodes, l’histoire de l’art est constellée de réalisations marquées par les problèmes de vue des artistes. Cette thématique est évidemment encore d’actualité, même si les progrès de l’ophtalmologie offrent plus de solutions aujourd’hui. Quelle que soit l’époque concernée, cela pose aussi la question de la subjectivité en peinture : les artistes ne peignent pas que ce qu’ils voient, ils nous proposent également une interprétation de la réalité.


(1) C’est le cas de la figure des devins aveugles, comme Tirésias. De plus, les philosophes de l’antiquité considéraient la mémoire comme la « vue des aveugles ».

(2) Voir ses ouvrages : Les yeux des peintres, éditions L’Age d’Homme, collection Hypothèses, Lausanne : 1999 ; et Des yeux pour peindre, éditions RMN, Paris : 2006.

(3) Giorgio Vasari, La vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, première publication en 1550.

(4) À l’époque, l’opération de la cataracte modifiait immédiatement la vue de manière violente, avant de se stabiliser et de revenir à la normale au bout de quelques mois.

(5) Thiébault-Sisson F., Les Nymphéas de Claude Monet à l’Orangerie des Tuileries. Revue de l’art ancien et moderne, 1927, n.52. Cité dans Les yeux des peintres de Philippe Lanthony, p.30.

(6) On connaît également assez bien les problèmes de vue de Vincent Van Gogh, Edgar Degas, Rosalba Carrera, Mary Cassatt, entre autres.

Céline Giraud

2 commentaires

  1. […] Si Van Gogh en a autant peint, notamment en hiver, c’était pour habiller de soleilles murs blancs de son atelier. L’harmonie des jaunes et orange, montre une gamme colorimétrique chaude, allant de la pointe du rouge à celle du vert. Idéale pour signifier l’été, l’utilisation des nuances vives et mordorées venait des estampes japonaises, appréciées par Van Gogh, mais aussi de son traitement pour l’épilepsie dont l’effet secondaire teintait de jaune la vision. […]

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  2. […] Si Van Gogh en a autant peint, notamment en hiver, c’était pour habiller de soleil les murs blancs de son atelier. L’harmonie des jaunes et orange, montre une gamme colorimétrique chaude, allant de la pointe du rouge à celle du vert. Idéale pour signifier l’été, l’utilisation des nuances vives et mordorées venait des estampes japonaises, appréciées par Van Gogh, mais aussi de son traitement pour l’épilepsie dont l’effet secondaire teintait de jaune la vision. […]

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