Le noir et l’art

Aujourd’hui on vous pose une colle : le noir est-il une couleur ? Votre réponse dépendra certainement de votre côté plutôt scientifique ou plutôt artiste. Si vous penchez pour le premier, votre réponse sera catégorique : Non ! Ce n’est pas une couleur parce que celle-ci se définit par la perception de l’œil de la lumière et le noir n’est, justement, que l’absence de sa présence ! Au contraire si vous tendez vers le second profil, vous affirmerez que : Oui ! Dans ma palette de peinture, il fait partie des couleurs que j’utilise ! La question divise mais cette teinte a été la source d’inspiration de nombreux artistes, certains lui vouant même un culte inconditionnel.

C’est le cas de Pierre Soulages, peintre français de renommée internationale, dont vous avez inévitablement déjà entendu parler ! D’autant plus que début mai la prestigieuse distinction de Grand’Croix dans l’ordre de la Légion d’honneur lui a été remise. Très connu pour ses Outrenoirs, Soulages a peint un grand nombre de toiles noires, jamais en aplat lisse mais strié, brossé, tantôt transparent tantôt épais. Son travail nécessite quelques explications pour être compris, comme beaucoup d’oeuvres d’art contemporain, vous me direz ! L’artiste définit ainsi son polyptyque : « l’Outrenoir, c’est un autre monde, où vous emmène la réflexion de la lumière par la surface du noir, qui est la plus grande absence de lumière…« . En observant ses tableaux avec la démarche du peintre en tête, on peut commencer à les envisager sous d’autres angles et à faire l’expérience de l’observation de la variation des rayons de lumières sur ces surfaces sombres.

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Pierre Soulages, Peinture 324 x 362 cm, 1985a. Source Pierre-soulages.com

Autre artiste dont les médias se sont emparés dernièrement, Anish Kapoor, sculpteur anglais, pour son achat du brevet d’une prouesse scientifique : le noir le plus intense au monde, le Vantablack surnommé l’Ultra-noir, très mat qui ne réfléchit que 0,04% de lumière.

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Morceau de Vantablack, source ledaily.mg

L’exploitation du noir par Anish Kapoor s’exprime principalement par la cavité, comme le représente l’œuvre exposée au Louvre fin 2015 , Dirty Corner, destinée à dénoncer les aspects fastes et rangés du lieu.

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Anish Kapoor, Dirty Corner, Versailles, septembre 2015. Source : Reuters/Charles Platiau

Vous avez pu le constater, Kapoor et Soulages ont des perceptions très différentes, le premier affirmant avec cet achat son affect pour un noir dénué de lumière, chère au second. Peut-être a-t-il acheté le Vantablack dans l’espoir d’en faire une œuvre qui démontrerai que le noir est une couleur ? Il ne serait d’ailleurs pas le seul artiste à le faire. Henri Matisse l’avait déjà écrit dans son essai Ecrits et propos sur l’art en 1946. Passionné par les couleurs, Henri Matisse initie le fauvisme, courant rattaché à l’expressionnisme, qui met l’accent sur le travail des possibilités chromatiques de la peinture. C’est lors de ses études sur ce thème qu’il écrit : « Le noir est une couleur en soi, qui résume et consume toutes les autres« . On peut constater sa présence dans multiples œuvres de l’artiste comme dans La tristesse du roi ou le célèbre Jazz.

Cette dernière citation nous amène à percevoir le noir comme un élément contrastant. Il tranche avec les autres couleurs, et surtout, avec son opposé, le blanc. Le nœud noir de Georges Seurat illustre très précisément ce pouvoir du noir qui souligne les formes et les fait ressortir par opposition au blanc avec la technique du clair-obscur.

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Georges Seurat, Le noeud noir, vers 1882. Crayon Conté sur papier vergé, 31,8 x 25 cm, Musée d’Orsay, Paris

Cette opposition est une idée qui a fait son chemin chez Kazimir Malevitch, peintre russe du début du XXe siècle. Malevitch à l’aube de la création de son mouvement suprématiste, qui avait pour but de libérer la peinture du monde des objets et des conventions par l’abstraction, crée son carré noir qu’il peint sur un fond blanc. Ce carré n’est pourtant ni géométriquement carré ni foncièrement noir, ce qui fait sa spécificité et intrigue ses spectateurs. L’artiste devient avec sa série de carrés (noir, rouge et blanc) le précurseur des peintures dites monochromes, de couleur unique, à l’image des Outrenoirs de Soulages.

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Kasimir Malevitch, Carré noir sur fond blanc, huile sur toile, 80 x 80 cm, Galerie Tretiakov

Après ce petit aperçu de la relation qu’entretiennent les artistes avec le noir, penchons nous sur la représentation de cette couleur et des sentiments qu’elle véhicule. La plupart du temps, elle est associée à des émotions ou des évènements sombres : la tristesse, la mélancolie, le chagrin, le deuil, la peur ou la mort. D’ailleurs, cette connotation négative était déjà très marquée dans les textes bibliques et perdure aujourd’hui.

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Edvard Munch, Le Désespoir, 1893, 92 x 72,5 cm, Musée Munch, Oslo

Depuis la fin du Moyen-âge, elle est aussi l’expression de la rigueur, l’austérité, l’autorité et l’élégance. A l’époque cette couleur était très difficile à obtenir parce que contrairement à ce que l’on pense, mélanger toutes les couleurs ne permet pas d’atteindre un vrai noir, mais plutôt une nuance brunâtre. Au XIVe siècle, les teinturiers ont enfin réussi à produire cette teinte très sombre et les dirigeants et religieux se sont empressés de se l’approprier, ce qui lui donna ces significations et la porta, ensuite, à la mode.

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Georges Lallemant, Le Prévôt des marchands et les échevins de la ville de Paris, 1611, 200 x 250 cm, Musée Carnavalet

Le noir c’est aussi le mystère, l’inconnu. De cette manière, nous désignons ce dont nous n’avons pas connaissance par l’absence de lumière, curieuse habitude !

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Odilon Redon, planche VIII, Album Dans le Rêve, 1879, Bibliothèque nationale de France, Paris

Le noir continue de fasciner les artistes, et vous, que vous inspire-t-il ?

Si vous voulez en savoir plus sur le Kapoor gate, France 2 lui a dédié un reportage en première partie de sa nouvelle émission, Stupéfiant!, que vous pouvez visionner en replay !

Estelle Phalempin.

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